samedi 20 avril 2002

Tombés du ciel

Dans sa pièce précédente, Pigeon vole (2001), Christine Bastin explorait déjà « une envie très forte d'aller voir le ciel de plus près » : un voyage aérien via le corps d’un acrobate en équilibre sur un fil et un mât chinois. « Déchirée vers le haut comme un ange sans ailes », la chorégraphe a choisi de poursuivre cette expérience céleste en s’initiant elle-même à la technique du tissu.


Un ange à la mer, une Pietà dans les airs...
Un corps titube, trébuche, marche avec prudence comme sur un fil invisible. Silhouette accidentée, étrangère au cadre qui l’environne. Les torsions de ses membres attestent un malaise, une fragilité, la faille : tête penchée, genoux fléchis, bras repliés, à la recherche constante d’un équilibre improbable.

Comme pour lutter contre la force de la gravité, la créature s’approche des deux pans de voile qui tombent des cintres et s’y retient. Doucement, elle s’extirpe du sol pour étreindre l’étoffe et s’élever dans les airs. Suspendue, elle semble retrouver son élément, son aise, sa grâce : ses jambes s’entortillent autour des draps. Réfugiée dans le tissu, protégée, abritée, lovée au creux d’une alcôve, ses poignets caressent le textile. Retenue au-dessus d’un abysse obscur de cinq mètres de haut par une boucle enroulée autour du bassin, ses arabesques se jouent de la pesanteur avant de s’abandonner dans une chute vertigineuse.



« Regarder le vide en face et éprouver ce que veut dire : lâcher prise »(Christine Bastin, Un ange à la mer, 2002)

L’éclairage du spectacle donne au plateau la dimension d’une fosse béante. De plus, la hauteur entraîne une périlleuse dégringolade à rebondissements. La figure de la chute est ainsi démultipliée via l’altitude et semble sans fin. Du haut d’un précipice, un ange balance entre ciel et terre, une danseuse vacille entre sol et voltige. Le cadre est renversé : les plans se bousculent et les figures s’inversent, telle une marche à la verticale le long du pan de tissu. Étrange perception de l’espace comme surgie d’une sensation onirique.


« Vivre la douleur d'un paradis perdu et la naissance à un nouveau monde »
(Christine Bastin, Un ange à la mer, 2002)


Dans les airs, la danse de Christine Bastin demeure infiniment terrestre et charnelle. L’étoffe prend en effet le corps d’un partenaire évanescent, à la fois doux et solide, délicat et résistant, qui l’enlace, la soutient, la transporte au cœur d’un envoûtement troublant, dans l’abîme du vide. Après l’ennivrement des pirouettes aériennes, cet être immanent, aux bras immensément longs, dépose la danseuse sur terre. Son justaucorps s’est transformé en robe, telles les ailes du papillon extrait de sa chrysalide. Désormais, elle se déplace sans peine, bondit et tournoie, légère après cette aventure verticale. Libellule éphémère, elle disparaît emportant dans sa course le mystère d’un songe.



« Serrés sous un petit parasol au bord du précipice »
(Christine Bastin, Be, 1999)


Comme dans Be (et à travers la relation entre le clown et l’acrobate de Pigeon vole), Pietà met en scène la figure du duo. Un couple évolue ainsi autour, sous, dans, avec le tissu, à la fois traîne et saint suaire, se hissant, s’entraidant, prenant appui l’un sur l’autre. Au-delà de l’image maternelle de la pietà, un rapport fraternel, voire amoureux, émane de ce corps à corps, imbriqués et liés par la même membrane : deux créatures face à l’Éternel, deux centres de gravité unis. Une fois en haut, ils s’élancent à corps perdus dans une chute étourdissante, la bande de tissu se déroule et, dans un jeu de tournis, ils surgissent de l’enveloppe et s’immobilisent à deux doigts du sol. A travers une série de portés pétris de chair, les mouvements se répandent dans un flot de danse suspendue, dévalent le long du cordon et s’achèvent en des temps d’équilibres immobiles. L’acrobate est retenu par les omoplates, les pieds dans le vide, ou par les chevilles la tête à l’envers. La danseuse, retenue par le bassin dans les plis de l’étoffe, courbée en deux vers le sol, soutient l’homme au-dessous d’elle, une main sous la nuque, l’autre glissée sous le creux poplité de son genou. Arrêt sur image pour un moment d’éternité. Déposition d’un corps sur la terre ferme.



« La peinture de David Kohn est comme un ciel jeté à terre »
(Christine Bastin, Pigeon vole, 2001)



La toile de fond qui constitue le décor de Pietà s’éclaire différemment au fil de la pièce. D’abord, elle représente le dessin d’une cité jaune sous un ciel bleu avec nuages. Elle s’assombrit ensuite et ressemble alors à une île perdue dans l’océan. La nuit semble tomber et la ville s’illumine. Le passage du temps s’inscrit ainsi via l’évolution de la lumière. Enfin, le jaune devient plus lumineux : le jour se lève. « Hier soir un arbre a pris racine dans les nuages » (Christine Bastin, Un ange à la mer, 2002).

Un ange à la mer
(solo danse / tissu)

Chorégraphie et interprétation de Christine Bastin


Pietà

(duo danse / tissu)

Interprètes : Dirk Schambacher et Christine Bastin

Peinture : Daniel Kohn

2 avril 2002 (Théâtre Paul Eluard de Choisy-le-Roi)

24 mai 2002 (Théâtre à Châtillon)

Vu d’en haut
(triptyque aérien danse / tissu)

Assistant : Jean-Marc Colet

Musique : Patrick Hantz, Christophe Séchet

Création lumières : Philippe Mombellet et Nicolas Guellier

Costumes : Patrick Téroitin, Marilyne Lafay

14 et 15 juin 2002 (Festival Furies, Théâtre du Muselet, scène nationale de Chalons en Champagne)

mardi 2 avril 2002

Stomp : une pièce d'artillerie

Créé par Luke Cresswell et Steve McNicholas, Stomp était, à l'origine, un spectacle de rue. Il fut adapté pour la scène en 1991 à l'occasion du Festival d'Edimbourg (Ecosse). Depuis, le show est devenu un succès à travers le monde (l'absence de dialogue permettant de tourner dans de nombreux pays sans problème de traduction) et se produit simultanément à New York (depuis 8 ans), Broadway (depuis 6 ans), San Francisco (depuis 2 ans) et Paris (depuis septembre 1999). Stomp compte ainsi près de 9 millions de spectateurs dans le monde, dont 500 000 en France.

Scènes de ménage…

Entre 1996 et 2001, il effectue un total de 12 mois de représentations à guichets fermés à La Cigale et dans les plus grandes villes de France. Enfin, dans la catégorie "spectacle étranger", il bat à Paris et en province tous les records d'affluence des salles où il se produit et le record du nombre de représentations consécutives : plus de 200 représentations à La Cigale de Paris en 8 mois, plus de 100 représentations à guichets fermés en 14 semaines de tournée en France.

Chaque tableau se construit autour d'une gamme de rythmes et de sonorités réalisés à l'aide d'objets divers : bidons d'huile, enjoliveurs, seaux, tuyaux, éviers, manches à balai, couvercles de poubelles, et autres ustensiles de la vie quotidienne...

Concerto de balayage, percussions décapantes, rythmes dépoussiérants...

Munis de pelles, balayettes et poubelles à pédale (actionnées telle la pédale d'une grosse caisse de batterie), balai éponge et serpillères en tout genre jusqu'à la ventouse pour déboucher les cabinets, les huit interprètes lavent, astiquent et récurent le plateau en rythme. Dans un charleston endiablé, les manches à balai s'entrechoquent, les seaux clinquent, les couvercles des poubelles résonnent. L'art de frotter le plancher s'exerce avec autant d'amour et de passion que le batteur qui caresse tendrement la peau de son tambour avec son fouet.

D'un simple balayeur, on retrouve une équipe de hockeyeurs pourvus de manches à balai et des chaussures à claquettes. Les balais d'abord manipulés comme le bâton d'une majorette deviennent progressivement armes de combat et se lancent dans une partie d'escrime au rythme effréné, les couvercles de poubelles brandis comme des boucliers.

Outre les ustensiles de nettoyage, les corps sont eux-mêmes utilisés comme percussions et caisses de résonance : claquements de mains, de doigts, de dents, tapes sur le corps (bassin, pectoraux, abdominaux, cuisses), talons qui frappent, pieds qui martèlent le sol, les bidons d'huile, la tôle ondulée, le bois. Outre une rythmique démentielle, les corps s'adonnent à une virtuosité chorégraphique, à travers laquelle se conjuguent, à une cadence infernale, des figures académiques et spectaculaires tels que les tours, les sauts, le french cancan, les danses de combat, le charleston, le smurf, les claquettes, la break dance et autres transes variées.

Partition pour tasses, assiettes, égouttoirs et goupillons...

Dans Stomp, la poésie naît du détournement extra-ordinaire de recyclages de greniers et autres objets hétéroclites dénichés dans les brocantes. Dans un décor urbain construit à partir de tôle, de métal et de panneaux de signalisation, une panoplie de casseroles se lance dans une carrière insolite de xylophone. Sacs poubelles, sacs en kraft, verre de coca en polystyrène et paille en plastique, chaque objet est recyclé afin d'élargir la gamme acoustique. Des tubes en caoutchouc sont convertis en instruments à vent. Spatules, truelles, scie souple, tonneaux sont détournés de leur fonction pour enrichir la famille des percussions. De même, la hippie du groupe exécute un gracieux enchaînement de GRS avec un ruban adhésif dans le rôle du ruban.

La magie du spectacle consiste à transformer, par une manipulation virtuose, l'insignifiant et l'anodin en de véritables instruments de musique, jusqu'à cette séquence minimaliste de sons et lumière réalisée à base de briquets produisant dans le noir du bruit et de la clarté par intermittence, et donc une chorale de cliquetis. La routine présente alors un intérêt rarement suscité : outre l'aptitude à générer des harmonies, les objets ouvrent également le champ de l'improvisation et permettent de prolonger les membres du corps via des échasses composées par des chaussures de ski fixées sur des bidons, des balais-brosses, des cubes en bois...

La lecture d'un journal devient prétexte à une symphonie de toux, mêlés aux bruits des pages qu'on feuillette. De plus, un autre tableau met en scène un curieux boys band affublé d'éviers noués autour du buste, en guise de guitares électriques ! Les mains dans des gants en caoutchouc, les musiciens accordent leurs eaux de vaisselle avant d'entamer une fanfare de timbales métalliques. Le récital se termine sur une sérénade solennellement déclenchée par le retrait en chœur des bouchons de lavabos : les eaux s'écoulent alors via les tuyaux d'évacuation dans un tintamarre étourdissant puis se déversent avec fracas dans des seaux métalliques, tel un déluge surgi d'une voie urinaire.

La mise en musique du quotidien

La figure du groupe est présente tout au long du spectacle et se décline sous toutes ses formes : cellule familiale, clan communautaire, groupe de travailleurs, gang urbain, foule de quidam, orchestre symphonique… Chaque tableau met en scène un groupe particulier et décortique ses rapports internes : tantôt en cercle, ils martèlent le sol sur un rythme païen qui les unit le temps d'un rituel, tantôt alignés en rang comme pour un défilé militaire, bâtons brandis comme des glaives.

Cependant, le groupe est rarement uniforme et laisse sans cesse émerger les individualités qui le composent. Parfois les unissons réglés au millimètre près dégénèrent en vaste désordre ambulant d'où s'expriment des personnalités marquées par un physique, un personnage, un langage, un code. La bande est ainsi composée d'éléments disparates : le leader (le chef de file dont l'autorité est assurée par une paire de gros biceps), le Playboy zélé (grand et mince au sourire de Chippendale), le cool (avec ses dreadlocks), la marginale hippie, la sportive (brune et mince, style hip hop et coiffée de couettes dynamiques), le malabar chauve, le petit rigolo (facétieux, acrobate et vif) et le petit nouveau (blondinet solitaire, maigrichon aux frêles épaules, souvent à la traîne). Tels les défis de free style en hip hop, chaque interprète se démarque tour à tour de la masse par des soli personnalisés tandis que les autres membres de la troupe l'accompagnent rythmiquement, tapotant en chœur des cartons d'emballage avec le bout des doigts ou secouant des boîtes d'allumettes. L'écoute du groupe donne ainsi lieu à des danses désynchronisées, où chacun évolue selon son style.

Concert interactif et contagieux

Dans un final retentissant, le groupe d'interprètes s'élargit à tout le public et l'invite à participer. Le leader dicte des rythmes à mémoriser… de plus en plus complexes. Les spectateurs deviennent musiciens dans un tonnerre d'applaudissements.

En sortant, le public n'a qu'une envie : s'essayer bruyamment sur les poubelles en bas de son immeuble et frapper des pieds et des mains dans une ultime communion : "Si Stomp se contentait de nous faire prendre les ustensiles du quotidien pour des instruments de musique et à changer notre regard sur eux, ce serait déjà bien. Mais voilà maintenant que cela nous fait aussi trotter une petite mélodie du bonheur dans la tête" (Adison de Witt, 01/12/1999).

En effet, à la sortie, les bruits du métro et le tintamarre de la rue deviennent une véritable cacophonie polyrythmique qui battent la cadence comme autant de battements de cœurs en pleine crise de tachycardie. On est volontaire à la vaisselle rien que pour le bonheur de toucher et d'écouter le clapotis de l'eau savonneuse réunis aux cliquetis des verres et des couverts. Un irrésistible ménage de printemps qui nous invite à nous remémorer Marry Poppins... 

STOMP
Supplémentaires jusqu'au 30 avril 2002 à la Cigale

120, bd Rochechouart - 75018 Paris - Métro : Pigalle