jeudi 10 juin 1999

Sosthène et Gédéon : une chorégraphie de Marcel Gotlib


En matière de bande dessinée, Marcel Gotlib est passé maître dans le domaine de la dérision. Il cultive en effet l’art de l’excès, du non-sens et de la digression avec virtuosité. Dans ses planches, tout concourt à détourner le propos et le rendre absurde, voire insensé et délirant, c’est-à-dire hors des codes institués par l’ordre et la raison. Gotlib s’ingénie ainsi à parodier les grands classiques du cinéma, les belles histoires de la littérature et les lieux communs de la peinture, de la BD, de la musique ou encore de la télévision[1]. La danse n’a pas échappé aux traits incisifs du dessinateur qui n’hésite pas à transgresser, souiller, pervertir les règles convenues, les canons esthétiques et autres objets de culte.[2]

Dans « Sosthène et Gédéon »[3], Marcel Gotlib convoque deux danseurs afin d’illustrer « une vieille chanson française quasiment retombée dans l’oubli ». Non seulement les deux protagonistes de l’histoire sont nigauds – Gédéon le « benêt » et Sosthène le « lourdaud » –, mais, en plus, les paroles demeurent inconsistantes : « Un jour le Gédéon en r’luquant son plafond, se dit : ‘‘l’est ben crotté, le repeindr’il faudré’’ » (sic). La chanson en question n’est autre qu’une des histoires récurrentes[4] de Gotlib, à savoir la blague du fou qui repeint son plafond (un autre fou arrive et lui dit : « Accroche-toi au pinceau, j’enlève l’échelle »). Le lecteur connaissant par avance la chute, le bédéaste place tout son talent dans la composition (voire la décomposition) de la bande, tels les Exercices de style de Raymond Queneau.

La danse du peuple


Quand Marcel Gotlib met en scène la danse, c’est tout d’abord sous son aspect populaire. En effet, les danseurs ne portent pas de tutus mais se parent de sabots de bois et de tenues folkloriques.



Image 1

Ici, l’art de danser ne représente donc pas la légèreté et la grâce véhiculées par le répertoire classique mais, au contraire, une pratique rurale qui foule le sol d’un pas engageant. D’une part, ils sont toujours en couple – un personnage dansant seul chez Gotlib sous-entend un signe de folie, telle Ophélie dans le Hamlet des Cinémastocks… D’autre part, le sourire semble de mise pour le danseur chargé de divertir son public. Le rictus devient alors l’essence (ou le « devoir ») de l’interprète, tel le masque de la ballerine. La danse apparaît ainsi pour Gotlib étroitement liée à la notion de plaisir, qu’il soit sincère ou simplement de façade.



Image 2
Enfin, la chorégraphie se réalise sur une rythmique très précise. Le dessin de Gotlib retranscrit la synchronie des mouvements (positions identiques des personnages), la succession des gestes (talons, pointes) et le claquement simultané des mains et des pieds. L’harmonie semble parfaitement instaurée dans le couple, ainsi qu’avec la coccinelle qui les accompagne, fidèle mascotte et parasite fétiche des BD de Gotlib.



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Cette rigueur chorégraphique est mise en place pour mieux immiscer, par la suite, le désordre. Progressivement, les rouages s’emballent, la machine accélère, les corps sortent de leurs gonds…

La technique de la « glissade »
(ou le dérapage contrôlé…)


Pour commencer, l’interversion des accessoires sème le trouble dans l’identité sexuelle des personnages : l’homme porte tout à coup la coiffe de sa partenaire et vice versa (image n°3). Plus tard, les deux protagonistes seront même remplacés par deux hommes, enlacés dans un paso-doble endiablé (image n°7). De plus, une confusion spatiale pervertit la convention théâtrale qui exige de faire face au public et les danseurs sont rappelés à l’ordre car ils tournent le dos. Au fur et à mesure, le tempo accélère et le calme, le lié, l’harmonie laissent place à la frénésie, aux mouvements saccadés et à la dissymétrie. Les traits indiquant la fréquence et l’amplitude des mouvements se multiplient et s’allongent.


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Pour finir, des mouvements étrangers aux danses traditionnelles françaises apparaissent non seulement par le biais du vocabulaire chorégraphique propre au charleston (image n°4), mais aussi au folklore slave (image n°5), le tout ponctué d’un cérémonial amérindien (image n°6). Le désordre est désormais établi à travers cette cacophonie des registres : en troquant l’habit français pour d’autres costumes, la danse dévie de son continent, et donc échappe à sa partition.

Image 5

L’aspect primitif
(ou le retour aux sources…)


Outre les costumes et les danses, les visages et les corps se métamorphosent : les traits des visages s’étirent, les langues se déroulent (image n°4), les yeux débordent de leurs orbites (image n°6), les membres se dédoublent. L’enthousiasme gentillet des danseurs, d’abord accentué en spasmes orgasmiques, se transforme ; désormais ils ne « s’amusent » plus. La bonhomie des personnages s’altère en effet sous le froncement des sourcils et l’inversion des rictus. Un caractère sacré et solennel transparaît sous cet air sérieux, tout d’abord, avec la virtuosité des mouvements slaves, puis, via l’incantation spirituelle des amérindiens et, finalement, à travers la rigueur de la danse de salon. On ne badine pas avec la danse, signe de prouesse héroïque et de gloire nationale, rituel liturgique ou encore pratique savante réservée à une caste d’initiés.


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Un premier décalage s’amorce alors entre l’animosité qui s’immisce dans la chorégraphie et les paroles ingénues de la chanson qu’elle est chargée d’illustrer. Dans une atmosphère générale de niaiserie bénigne, certains signes annoncent ainsi la menace d’un combat : la hache de guerre a été déterrée, les poings se ferment, les doigts se crispent, un coup de pied est infligé au postérieur de la danseuse, celle-ci se venge en collant une gifle à son partenaire, des crampons apparaissent sous les semelles…

Image 7

L’innocence benoîte se dégrade : des têtes de mort, des éclairs et des nuages noirs s’intercalent entre les notes de la partition musicale. L’allégresse des danseurs se transforme en une agressivité que le dessinateur s’évertue à pousser à son comble. Le ballet bonhomme finit ainsi en un véritable pugilat.

Image 8


Ces excès traduisent le signe d’une folie qui gagne les danseurs. La perte de contrôle du mouvement organisé semble le sort réservé à celui qui s’adonne aux joies de la danse. Le mouvement devient déroutant. Cette perte de maîtrise se répercute à travers le scénario de la bande. Même la coccinelle, qui avait jusque-là suivi et accompagné les danseurs, décroche, puis démissionne. Le fond humain l’emporte sur la figure représentée.


Un soupçon de modernité

Marcel Gotlib témoigne d’un esprit moderne dans la liberté qu’il prend à mélanger les vocables, les registres et les niveaux de narration (la blague, la chanson, la danse pantomimique, la micro histoire de la coccinelle…). Tous s’entrecroisent pour tisser un univers particulier : hybride, absurde, singulier. La structure de l’histoire bascule dès lors que le couple de danseurs est supplanté par l’intrusion du tandem d’une autre série des Rubriques-à-brac : les enquêtes du commissaire Bougret et de son zélé acolyte Charolles (image n°7). Ce dernier étant représenté sous les traits de Marcel Gotlib himself, l’univers de la fiction flirte alors avec les éléments de la réalité. La célèbre coccinelle est médusée par l’apparition subite de son créateur : la distance entre le dessinateur et ses créatures est subvertie.

Avec la transmutation des danseurs, on sort de l’histoire : l’intrigue passe en effet au second plan. Le premier plan devient un délire exutoire, un état de transe, un défoulement, un travestissement, une métamorphose. Nos deux inoffensifs danseurs chargés d’illustrer une chanson bêtasse se sont transformés en lutteurs acharnés. La danse est ainsi sortie de sa fonction figurative. Elle acquiert une espèce d’autonomie en se détachant de son cadre initial : elle parasite et dynamite le texte. Elle n’a désormais plus aucun lien avec les paroles de la comptine : elle s’est libérée du diktat de la narration, elle n’est plus instrument du langage.

D’ailleurs, les danseurs se « libèrent » également de leurs lourds sabots de bois afin de mieux se castagner. Ils deviennent ainsi, eux aussi, après Isadora Duncan, des danseurs « aux pieds nus »… Affranchi du carcan qui compressait les corps, le couple devient plus « contemporain », plus « humain » ; il laisse transparaître ses émotions : l’expression exacerbée du visage a remplacé le sourire figé. En outre, les danseurs abordent le mouvement dans une dimension « moderne » via l'exploitation qu'ils font soudain du sol, de la pesanteur et du contact : alors qu’au début ils se tenaient chastement par le bout des doigts, ils s’attrapent désormais à pleines mains et se roulent au sol. Enfin, ils acquièrent une certaine liberté d’interprétation et de composition via le détachement vis-à-vis de la partition et donc le recours à l’improvisation.





[1] (Re)découvrez Les Dingodossiers (scénarios de René Goscinny), 3 vol. ; Les Rubriques-à-brac, 6 vol. ; Les Cinémastocks (dessins d’Alexis), 2 vol. et Les Trucs en vrac, 2 vol. aux éditions Dargaud.
[2]
L’idée de ce texte m’est venue à la lecture de l’article d’Olivier Marmin sur la danse à travers les BD de Tintin (“Tintin”, Diagonales de la danse, L’Harmattan, 1997, pp.  409-412).
[3]
Cette bande dessinée fut publiée par le magazine Pilote entre 1970 et 1971, avant de paraître dans l’album de 1972 : Rubrique-à-brac, tome 3, Paris : Dargaud, pp. 14-15.
[4]
Le plus fameux running gag de Gotlib étant la découverte des lois de la gravitation par Isaac Newton recevant une pomme sur la tête.

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