Dans sa
pièce précédente, Pigeon
vole (2001), Christine Bastin explorait déjà « une envie très
forte d'aller voir le ciel de plus près » : un voyage aérien via le corps d’un acrobate en équilibre sur un fil et
un mât chinois. « Déchirée vers le haut comme un ange sans ailes »,
la chorégraphe a choisi de poursuivre cette expérience céleste en s’initiant
elle-même à la technique du tissu.
Un ange à la mer, une Pietà dans les airs...
Un
corps titube, trébuche, marche avec prudence comme sur un fil invisible.
Silhouette accidentée, étrangère au cadre qui l’environne. Les torsions de ses
membres attestent un malaise, une fragilité, la faille : tête penchée,
genoux fléchis, bras repliés, à la recherche constante d’un équilibre
improbable.
Comme
pour lutter contre la force de la gravité, la créature s’approche des deux pans
de voile qui tombent des cintres et s’y retient. Doucement, elle s’extirpe du
sol pour étreindre l’étoffe et s’élever dans les airs. Suspendue, elle semble
retrouver son élément, son aise, sa grâce : ses jambes s’entortillent
autour des draps. Réfugiée dans le tissu, protégée, abritée, lovée au creux
d’une alcôve, ses poignets caressent le textile. Retenue au-dessus d’un abysse
obscur de cinq mètres de haut par une boucle enroulée autour du bassin, ses
arabesques se jouent de la pesanteur avant de s’abandonner dans une chute
vertigineuse.
« Regarder
le vide en face et éprouver ce que veut dire : lâcher prise »(Christine Bastin, Un
ange à la mer, 2002)
L’éclairage
du spectacle donne au plateau la dimension d’une fosse béante. De plus, la
hauteur entraîne une périlleuse dégringolade à rebondissements. La figure de la
chute est ainsi démultipliée via l’altitude et semble sans fin. Du haut d’un
précipice, un ange balance entre ciel et terre, une danseuse vacille entre sol
et voltige. Le cadre est renversé : les plans se bousculent et les figures
s’inversent, telle une marche à la verticale le long du pan de tissu. Étrange
perception de l’espace comme surgie d’une sensation onirique.
« Vivre la douleur
d'un paradis perdu et la naissance à un nouveau monde »
(Christine Bastin, Un ange à la mer, 2002)
(Christine Bastin, Un ange à la mer, 2002)
Dans les airs, la danse de Christine Bastin demeure infiniment terrestre et charnelle. L’étoffe prend en effet le corps d’un partenaire évanescent, à la fois doux et solide, délicat et résistant, qui l’enlace, la soutient, la transporte au cœur d’un envoûtement troublant, dans l’abîme du vide. Après l’ennivrement des pirouettes aériennes, cet être immanent, aux bras immensément longs, dépose la danseuse sur terre. Son justaucorps s’est transformé en robe, telles les ailes du papillon extrait de sa chrysalide. Désormais, elle se déplace sans peine, bondit et tournoie, légère après cette aventure verticale. Libellule éphémère, elle disparaît emportant dans sa course le mystère d’un songe.
« Serrés sous un petit
parasol au bord du précipice »
(Christine Bastin, Be, 1999)
(Christine Bastin, Be, 1999)
Comme dans Be (et à travers la relation entre le clown et l’acrobate de Pigeon vole), Pietà met en scène la figure du duo. Un couple évolue ainsi autour, sous, dans, avec le tissu, à la fois traîne et saint suaire, se hissant, s’entraidant, prenant appui l’un sur l’autre. Au-delà de l’image maternelle de la pietà, un rapport fraternel, voire amoureux, émane de ce corps à corps, imbriqués et liés par la même membrane : deux créatures face à l’Éternel, deux centres de gravité unis. Une fois en haut, ils s’élancent à corps perdus dans une chute étourdissante, la bande de tissu se déroule et, dans un jeu de tournis, ils surgissent de l’enveloppe et s’immobilisent à deux doigts du sol. A travers une série de portés pétris de chair, les mouvements se répandent dans un flot de danse suspendue, dévalent le long du cordon et s’achèvent en des temps d’équilibres immobiles. L’acrobate est retenu par les omoplates, les pieds dans le vide, ou par les chevilles la tête à l’envers. La danseuse, retenue par le bassin dans les plis de l’étoffe, courbée en deux vers le sol, soutient l’homme au-dessous d’elle, une main sous la nuque, l’autre glissée sous le creux poplité de son genou. Arrêt sur image pour un moment d’éternité. Déposition d’un corps sur la terre ferme.
« La peinture de
David Kohn est comme un ciel jeté à terre »
(Christine Bastin, Pigeon vole, 2001)
(Christine Bastin, Pigeon vole, 2001)
La toile de fond qui constitue
le décor de Pietà s’éclaire différemment au fil de la pièce. D’abord,
elle représente le dessin d’une cité jaune sous un ciel bleu avec nuages. Elle
s’assombrit ensuite et ressemble alors à une île perdue dans l’océan. La nuit
semble tomber et la ville s’illumine. Le passage du temps s’inscrit ainsi via
l’évolution de la lumière. Enfin, le jaune devient plus lumineux : le jour
se lève. « Hier soir un arbre a pris racine dans les nuages » (Christine Bastin, Un
ange à la mer, 2002).
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