Dans "I" Is Memory, la danseuse Louise
Lecavalier, égérie de la compagnie La La La Human Steps et muse d’Édouard Lock pendant
près de vingt ans, est littéralement métamorphosée à travers un travail axé sur
la lenteur et la déformation du corps. Non seulement son visage dissimulé sous
une capuche est à l’opposé de la surexposition de cette véritable icône de la
danse contemporaine des années 1990, mais surtout la performance effectuée dans
ce solo va à l’encontre d’un modèle de corps dansant idéal, athlétique et
glorieux, tout à fait représentatif de sa carrière auprès d’Édouard Lock. L’image
de cette danseuse fétiche reconnue pour sa vélocité et son extrême virtuosité –
notamment celle de ses illustres vrilles horizontales – est complètement défigurée
à travers une chorégraphie fondée sur des notions contraires, telles que le
minimalisme et le ralenti.
La danseuse apparaît ainsi dans un travail spécifique à Benoît Lachambre, influencé notamment par la pratique du release, l’improvisation et les approches somatiques du mouvement. Aux antipodes du spectaculaire, cette recherche chorégraphique est centrée sur un état de corps qui se fissure, qui se disloque et qui se distord progressivement. L’identité vacille, l’image s’effondre au profit d’un corps anonyme et polymorphe, quasi-mutant.
Louise Lecavalier | Crédit photo : Angelo Barsetti |
La danseuse apparaît ainsi dans un travail spécifique à Benoît Lachambre, influencé notamment par la pratique du release, l’improvisation et les approches somatiques du mouvement. Aux antipodes du spectaculaire, cette recherche chorégraphique est centrée sur un état de corps qui se fissure, qui se disloque et qui se distord progressivement. L’identité vacille, l’image s’effondre au profit d’un corps anonyme et polymorphe, quasi-mutant.
Plutôt que de sublimer la figure d’une
danseuse magnifiée, on assiste au contraire à sa dissimulation, à sa
disparition, à son effacement, au surgissement d’une créature étrange et
fragile, d’une figure spectrale, ni homme, ni femme, ou encore mi-humain,
mi-animal, un être sans visage et aux articulations disloquées, dont la force
de transformation est d’autant plus hallucinante qu’elle repose sur
l’imaginaire du spectateur.
Ses vêtements souples et larges déforment sa silhouette. Sous
l’effet du ralenti, ses bras semblent s’allonger indéfiniment, de même que ses
souliers enfilés de travers accentuent l’effet d’une torsion effrayante au
niveau des jambes. Minimale, la danse joue sur d’infimes micro-changements. De
ce corps en perpétuelle métamorphose surgit de multiples identités : corps
engourdi, handicapé ou meurtri aux mouvements entravés, corps relâché et
avachi, parfois recroquevillé, corps disloqué aux membres désarticulés, corps
éphémère et fantomatique qui semble glisser sur le sol grâce à un minutieux travail
sur les appuis et transferts du poids.
Louise Lecavalier dans I is Memory | Benoît Lachambre | Crédit photo : Carl Lessard |
Son costume, un survêtement sportif,
évoque non seulement la danse, mais aussi le thème l’urbanité : un habit à
la fois anonyme et commun, qui renvoie également à une image de précarité et d’itinérance.
Toutes ces images cauchemardesques d’un corps morcelé, voire démembré, tournent
autour de la faille et de la fragilité, plutôt que de présenter une
démonstration de force et de prouesses musculaires auxquelles Louise Lecavalier
nous avait pourtant habitués lorsqu’elle dansait le répertoire de La La La Human Steps. Une
barre classique s’impose d’ailleurs pour tout élément de décor en fond de
scène, en contrepoint d’une qualité de mouvement relâché et d’un corps
désarticulé et déformé sous la torsion, comme rompu à la danse.
Louise Lecavalier dans I is Memory de Benoît Lachambre | Photo : Carl Lessard |
La
lenteur des mouvements accompagnée des nappes musicales de Laurent Maslé
confèrent au solo une atmosphère hypnotique. Même cagoulée, cette figure
emblématique de la danse contemporaine capte l’attention du public. Le moindre
mouvement de ses doigts, la moindre contraction est aussitôt perçue par le
public. L’envoûtante présence de la danseuse émane bien au-delà de son regard
(absent) et de son visage (caché) pour envelopper le spectateur dans la
sensation kinesthésique de micromouvements à peine visibles et pourtant
éminemment perceptibles.
D’après Louise Lecavalier, « le mouvement jaillit
d’une explosion intérieure qui irradie partout dans le corps, se propage dans
ses os, dans ses muscles, ses organes et ses articulations »[1]. En
effet, ses mouvements, viscéralement engagés dans une
étrange série d’anamorphoses organiques, suscitent l’illusion et troublent
la perception.
[1]
Louise Lecavalier, programme de soirée, à propos de "I" Is Memory, Montréal, Danse Danse, février 2007.