mercredi 29 septembre 1999

Diagonales de la danse

Le livre d’Olivier Marmin (L’Harmattan, coll. Esthétiques, 1997, 428 p.), érudit chroniqueur de la revue Les Saisons de la Danse, a ceci de particulier qu’il parle de l’histoire de la danse sans pour autant faire d’histoire... L’histoire y est pourtant très présente : de la Grèce antique au Prélude de Nijinsky, en passant par l’empereur romain Néron, l'Égypte et la Chine. La littérature tient également une place importante avec des écrivains aussi divers que Suétone, Shakespeare, Sade ou Stendhal, de même que la peinture et la sculpture avec des artistes tels que Degas, Rodin et Matisse.

Ce recueil d’articles, rédigés sur une période de vingt ans pour Les Saisons de la Danse, retravaillés et abondamment annotés, aventurent ainsi le lecteur tantôt sur les traces de l’antiquité, via les vases étrusques et autres peintures rupestres, tantôt à travers les traités qui jalonnent la grande et tumultueuse histoire de la danse. Bien que classés par ordre chronologique, le souci de l’auteur n’est pas tant de reconstituer une histoire de la danse, mais plutôt d’évoquer, de « convoquer » des histoires concernant la danse afin d’établir des liens, des parallèles, des passerelles entre elles. En effet, « loin d’une monotonie conférée à l’histoire par la chronologie, [on constate] des aspérités, des écueils aussi, qui apportent un relief saisissant ». L’auteur passe alors d’un artiste et d’un continent à l’autre avec, pour toute transition, et fond commun, le sujet dansant. Autant de « voyages », de lectures et de rêveries dans ce dédale d’érudition ayant la danse pour unique fil d’Ariane : « je ne démentirai pas le fait que je puisse passer, comme pour les musiciens de Brême, du coq à l’âne, non sans poursuivre, cependant, plusieurs pistes qui se coupent, se recoupent et souvent s’enchevêtrent ».

Des études aussi insolites qu’originales, des pensées, des essais, non pas sur, mais à propos de la danse, comme l’auteur le souligne au sujet de Paul Valéry. Tels les affluents qui viennent augmenter le lit d’un fleuve, les goûts d’Olivier Marmin enrichissent le cours d’eau central, sa passion principale. La danse devient alors un véritable trait d’union entre la littérature, la tauromachie, la Mongolie ou encore les bandes dessinées d’Alix et de Tintin... Autant de « domaines peu, ou pas, explorés » qui rendent compte de la « remarquable variété » des visages de la danse, notamment « dans sa relation aux comportement sociaux, aux littératures, aux arts »



« Un étrange auteur, Etienne Giraudet a publié, en 1900, un Traité de la danse. Grammaire de la danse et du bon ton à travers le monde et les siècles, depuis le singe jusqu’à nos jours. 6341 danses ou pas différents et articles de tous genres sur la danse. Telle n’est pas mon ambition, certes ; mais même si l’on doit sourire, ou rire, d’un tel énoncé, il n’en reste pas moins significatif d’un temps, d’un auteur, de préoccupations... Mes goûts resteront ceux pour des civilisations inspirées, et qui inspirent, pour des écrivains (j’écris sur Chateaubriand, par exemple, parce que d’abord j’aime Chateaubriand...), pour des artistes, pour lesquels la danse participe à une œuvre civilisatrice en ce qu’elle est, cette danse, une culture, trop souvent ignorée des manuels scolaires jusque parmi des histoires de l’art »(*).


Ce livre donne ainsi envie de se plonger dans la littérature de la danse, de se ruer chez les bouquinistes pour dénicher de vieux manuscrits et de dévorer les biographies qui retracent les vies trépignantes des danseuses-courtisanes du XVIIIe siècle et les trajets mythiques des pionnières de la danse moderne du XXe siècle telles que Loïe Fuller ou Isadora Duncan.

(*) Préface de l’auteur, p. 11.

jeudi 10 juin 1999

Sosthène et Gédéon : une chorégraphie de Marcel Gotlib


En matière de bande dessinée, Marcel Gotlib est passé maître dans le domaine de la dérision. Il cultive en effet l’art de l’excès, du non-sens et de la digression avec virtuosité. Dans ses planches, tout concourt à détourner le propos et le rendre absurde, voire insensé et délirant, c’est-à-dire hors des codes institués par l’ordre et la raison. Gotlib s’ingénie ainsi à parodier les grands classiques du cinéma, les belles histoires de la littérature et les lieux communs de la peinture, de la BD, de la musique ou encore de la télévision[1]. La danse n’a pas échappé aux traits incisifs du dessinateur qui n’hésite pas à transgresser, souiller, pervertir les règles convenues, les canons esthétiques et autres objets de culte.[2]

Dans « Sosthène et Gédéon »[3], Marcel Gotlib convoque deux danseurs afin d’illustrer « une vieille chanson française quasiment retombée dans l’oubli ». Non seulement les deux protagonistes de l’histoire sont nigauds – Gédéon le « benêt » et Sosthène le « lourdaud » –, mais, en plus, les paroles demeurent inconsistantes : « Un jour le Gédéon en r’luquant son plafond, se dit : ‘‘l’est ben crotté, le repeindr’il faudré’’ » (sic). La chanson en question n’est autre qu’une des histoires récurrentes[4] de Gotlib, à savoir la blague du fou qui repeint son plafond (un autre fou arrive et lui dit : « Accroche-toi au pinceau, j’enlève l’échelle »). Le lecteur connaissant par avance la chute, le bédéaste place tout son talent dans la composition (voire la décomposition) de la bande, tels les Exercices de style de Raymond Queneau.

La danse du peuple


Quand Marcel Gotlib met en scène la danse, c’est tout d’abord sous son aspect populaire. En effet, les danseurs ne portent pas de tutus mais se parent de sabots de bois et de tenues folkloriques.



Image 1

Ici, l’art de danser ne représente donc pas la légèreté et la grâce véhiculées par le répertoire classique mais, au contraire, une pratique rurale qui foule le sol d’un pas engageant. D’une part, ils sont toujours en couple – un personnage dansant seul chez Gotlib sous-entend un signe de folie, telle Ophélie dans le Hamlet des Cinémastocks… D’autre part, le sourire semble de mise pour le danseur chargé de divertir son public. Le rictus devient alors l’essence (ou le « devoir ») de l’interprète, tel le masque de la ballerine. La danse apparaît ainsi pour Gotlib étroitement liée à la notion de plaisir, qu’il soit sincère ou simplement de façade.



Image 2
Enfin, la chorégraphie se réalise sur une rythmique très précise. Le dessin de Gotlib retranscrit la synchronie des mouvements (positions identiques des personnages), la succession des gestes (talons, pointes) et le claquement simultané des mains et des pieds. L’harmonie semble parfaitement instaurée dans le couple, ainsi qu’avec la coccinelle qui les accompagne, fidèle mascotte et parasite fétiche des BD de Gotlib.



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Cette rigueur chorégraphique est mise en place pour mieux immiscer, par la suite, le désordre. Progressivement, les rouages s’emballent, la machine accélère, les corps sortent de leurs gonds…

La technique de la « glissade »
(ou le dérapage contrôlé…)


Pour commencer, l’interversion des accessoires sème le trouble dans l’identité sexuelle des personnages : l’homme porte tout à coup la coiffe de sa partenaire et vice versa (image n°3). Plus tard, les deux protagonistes seront même remplacés par deux hommes, enlacés dans un paso-doble endiablé (image n°7). De plus, une confusion spatiale pervertit la convention théâtrale qui exige de faire face au public et les danseurs sont rappelés à l’ordre car ils tournent le dos. Au fur et à mesure, le tempo accélère et le calme, le lié, l’harmonie laissent place à la frénésie, aux mouvements saccadés et à la dissymétrie. Les traits indiquant la fréquence et l’amplitude des mouvements se multiplient et s’allongent.


Image 4
Pour finir, des mouvements étrangers aux danses traditionnelles françaises apparaissent non seulement par le biais du vocabulaire chorégraphique propre au charleston (image n°4), mais aussi au folklore slave (image n°5), le tout ponctué d’un cérémonial amérindien (image n°6). Le désordre est désormais établi à travers cette cacophonie des registres : en troquant l’habit français pour d’autres costumes, la danse dévie de son continent, et donc échappe à sa partition.

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L’aspect primitif
(ou le retour aux sources…)


Outre les costumes et les danses, les visages et les corps se métamorphosent : les traits des visages s’étirent, les langues se déroulent (image n°4), les yeux débordent de leurs orbites (image n°6), les membres se dédoublent. L’enthousiasme gentillet des danseurs, d’abord accentué en spasmes orgasmiques, se transforme ; désormais ils ne « s’amusent » plus. La bonhomie des personnages s’altère en effet sous le froncement des sourcils et l’inversion des rictus. Un caractère sacré et solennel transparaît sous cet air sérieux, tout d’abord, avec la virtuosité des mouvements slaves, puis, via l’incantation spirituelle des amérindiens et, finalement, à travers la rigueur de la danse de salon. On ne badine pas avec la danse, signe de prouesse héroïque et de gloire nationale, rituel liturgique ou encore pratique savante réservée à une caste d’initiés.


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Un premier décalage s’amorce alors entre l’animosité qui s’immisce dans la chorégraphie et les paroles ingénues de la chanson qu’elle est chargée d’illustrer. Dans une atmosphère générale de niaiserie bénigne, certains signes annoncent ainsi la menace d’un combat : la hache de guerre a été déterrée, les poings se ferment, les doigts se crispent, un coup de pied est infligé au postérieur de la danseuse, celle-ci se venge en collant une gifle à son partenaire, des crampons apparaissent sous les semelles…

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L’innocence benoîte se dégrade : des têtes de mort, des éclairs et des nuages noirs s’intercalent entre les notes de la partition musicale. L’allégresse des danseurs se transforme en une agressivité que le dessinateur s’évertue à pousser à son comble. Le ballet bonhomme finit ainsi en un véritable pugilat.

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Ces excès traduisent le signe d’une folie qui gagne les danseurs. La perte de contrôle du mouvement organisé semble le sort réservé à celui qui s’adonne aux joies de la danse. Le mouvement devient déroutant. Cette perte de maîtrise se répercute à travers le scénario de la bande. Même la coccinelle, qui avait jusque-là suivi et accompagné les danseurs, décroche, puis démissionne. Le fond humain l’emporte sur la figure représentée.


Un soupçon de modernité

Marcel Gotlib témoigne d’un esprit moderne dans la liberté qu’il prend à mélanger les vocables, les registres et les niveaux de narration (la blague, la chanson, la danse pantomimique, la micro histoire de la coccinelle…). Tous s’entrecroisent pour tisser un univers particulier : hybride, absurde, singulier. La structure de l’histoire bascule dès lors que le couple de danseurs est supplanté par l’intrusion du tandem d’une autre série des Rubriques-à-brac : les enquêtes du commissaire Bougret et de son zélé acolyte Charolles (image n°7). Ce dernier étant représenté sous les traits de Marcel Gotlib himself, l’univers de la fiction flirte alors avec les éléments de la réalité. La célèbre coccinelle est médusée par l’apparition subite de son créateur : la distance entre le dessinateur et ses créatures est subvertie.

Avec la transmutation des danseurs, on sort de l’histoire : l’intrigue passe en effet au second plan. Le premier plan devient un délire exutoire, un état de transe, un défoulement, un travestissement, une métamorphose. Nos deux inoffensifs danseurs chargés d’illustrer une chanson bêtasse se sont transformés en lutteurs acharnés. La danse est ainsi sortie de sa fonction figurative. Elle acquiert une espèce d’autonomie en se détachant de son cadre initial : elle parasite et dynamite le texte. Elle n’a désormais plus aucun lien avec les paroles de la comptine : elle s’est libérée du diktat de la narration, elle n’est plus instrument du langage.

D’ailleurs, les danseurs se « libèrent » également de leurs lourds sabots de bois afin de mieux se castagner. Ils deviennent ainsi, eux aussi, après Isadora Duncan, des danseurs « aux pieds nus »… Affranchi du carcan qui compressait les corps, le couple devient plus « contemporain », plus « humain » ; il laisse transparaître ses émotions : l’expression exacerbée du visage a remplacé le sourire figé. En outre, les danseurs abordent le mouvement dans une dimension « moderne » via l'exploitation qu'ils font soudain du sol, de la pesanteur et du contact : alors qu’au début ils se tenaient chastement par le bout des doigts, ils s’attrapent désormais à pleines mains et se roulent au sol. Enfin, ils acquièrent une certaine liberté d’interprétation et de composition via le détachement vis-à-vis de la partition et donc le recours à l’improvisation.





[1] (Re)découvrez Les Dingodossiers (scénarios de René Goscinny), 3 vol. ; Les Rubriques-à-brac, 6 vol. ; Les Cinémastocks (dessins d’Alexis), 2 vol. et Les Trucs en vrac, 2 vol. aux éditions Dargaud.
[2]
L’idée de ce texte m’est venue à la lecture de l’article d’Olivier Marmin sur la danse à travers les BD de Tintin (“Tintin”, Diagonales de la danse, L’Harmattan, 1997, pp.  409-412).
[3]
Cette bande dessinée fut publiée par le magazine Pilote entre 1970 et 1971, avant de paraître dans l’album de 1972 : Rubrique-à-brac, tome 3, Paris : Dargaud, pp. 14-15.
[4]
Le plus fameux running gag de Gotlib étant la découverte des lois de la gravitation par Isaac Newton recevant une pomme sur la tête.

jeudi 27 mai 1999

Danseurs in vitro

À Montréal, quelle ne fut pas ma surprise de tomber nez à nez avec une devanture de magasin étrangement habitée. En effet, pendant le FTA, les vitrines de La Baie (*) étaient animées non pas d’une vie d’automate, électrique ou mécanique, du genre des ballerines en tutu qui tournent inlassablement sur leur socle pour Noël, mais d’une « réelle » vie humaine... Ni télévisée, ni vidéographiée, cette animation se déroulait « live ».

Quatre hurluberlus australiens vécurent ainsi exposés au su et au vu de tous les passants durant quinze jours. Logés, meublés et nourris avec les articles du magasin... Une communauté tout à fait burlesque dans un décor de soap opera.


Le premier prépare un gâteau dans les plats et casseroles « La Baie », utilisant par la même occasion un panel d’objets ménagers (disponibles en boutique), reconstituant ainsi, de manière parodique, un véritable téléachat muet, ni indication de prix (surprise à l’intérieur du magasin...). Il s’occupe de la cuisine et du ménage, c’est le patriarche de la famille, celui qui organise la vie au sein de cette cellule vitrée, le chef. Le deuxième essaie des costumes devant une glace. C’est le narcissique. Il interroge l’œil amusé des voyeurs attroupés afin de trouver la chemise qui siérait le mieux à sa cravate multicolore. Le troisième, le rigolo de la bande, singe les spectateurs médusés et se livre à des clowneries et pantomimes diverses. Quant au dernier, le fumiste du groupe, il se repose sur un lit, démontrant et la qualité du sommier, et la douceur 100% coton de ses draps...


Jour et nuit, on peut suivre les péripéties de ces individus acteurs, mimes et danseurs 24h/24, jusque dans leur sommeil. Parfois, cette micro-société se réunit pour fêter un anniversaire, régler un pas de danse, entamer une chorégraphie qui se déplace sur toute la longueur des vitrines (embarquant les spectateurs, futurs clients hypothétiques, avec eux), ébaucher une valse ou organiser une course poursuite à travers les étals discrètement dressés dans cette stratégique reconstitution de (fausses) pièces d’intérieur.



La Baie, commanditaire officiel de l’événement artistique, bénéficie, en retour, de l’image culturelle et politique que lui confère son obole. Un concept inédit, tant spectaculaire que publicitaire. Cette fonction commerciale de vendeur soudain confiée à des artistes paraît contradictoire à un idéal esthétique qui chercherait à « montrer » une certaine authenticité, la vie telle qu’elle est. Le grand paradoxe de toute représentation.

Cependant, outre son caractère de campagne promotionnelle, ce « spectacle » est une véritable performance, mettant à l’épreuve les interprètes et les confrontant aux limites de leur art. En effet, ils s’exposent entièrement, s’exhibant dans une pseudo vie privée, parodiant ainsi les menus gestes quotidiens de tout un chacun, mais abandonnant et sacrifiant, pour un temps, la leur, la « vraie », au profit d’une expérience scénique unique. Cet event exige un travail considérable de la part d’un artiste, un don entier. Il représente un défi exceptionnel, voire une prouesse. C’est un métier (il ne faut pas oublier qu’ils font ça, aussi, pour gagner leur vie) qui nécessite une attention et une concentration en perpétuel éveil, prêt à improviser à tout moment, et qui implique donc de demeurer constamment dans la sphère du jeu et de la représentation (on est bien loin des revendications syndicales sur le temps de travail et autres 35 heures !).

 

On peut les voir non seulement dans l’avenue du magasin qui les héberge, mais aussi à travers le monde entier, via les webcam qui filment en permanence ces tranches de vie et les transmettent aussitôt sur la toile : http://www.urbandreamcapsule.com. Peut-être les rencontrerez-vous, au détour d’un grand boulevard quelque part sur la planète ou au gré des vagues en surfant sur internet. 

(*) Équivalent canadien des grands magasins parisiens du boulevard Haussmann tels que le Printemps ou les Galeries Lafayette, voire du Harrod’s londonien.