jeudi 27 mai 1999

Danseurs in vitro

À Montréal, quelle ne fut pas ma surprise de tomber nez à nez avec une devanture de magasin étrangement habitée. En effet, pendant le FTA, les vitrines de La Baie (*) étaient animées non pas d’une vie d’automate, électrique ou mécanique, du genre des ballerines en tutu qui tournent inlassablement sur leur socle pour Noël, mais d’une « réelle » vie humaine... Ni télévisée, ni vidéographiée, cette animation se déroulait « live ».

Quatre hurluberlus australiens vécurent ainsi exposés au su et au vu de tous les passants durant quinze jours. Logés, meublés et nourris avec les articles du magasin... Une communauté tout à fait burlesque dans un décor de soap opera.


Le premier prépare un gâteau dans les plats et casseroles « La Baie », utilisant par la même occasion un panel d’objets ménagers (disponibles en boutique), reconstituant ainsi, de manière parodique, un véritable téléachat muet, ni indication de prix (surprise à l’intérieur du magasin...). Il s’occupe de la cuisine et du ménage, c’est le patriarche de la famille, celui qui organise la vie au sein de cette cellule vitrée, le chef. Le deuxième essaie des costumes devant une glace. C’est le narcissique. Il interroge l’œil amusé des voyeurs attroupés afin de trouver la chemise qui siérait le mieux à sa cravate multicolore. Le troisième, le rigolo de la bande, singe les spectateurs médusés et se livre à des clowneries et pantomimes diverses. Quant au dernier, le fumiste du groupe, il se repose sur un lit, démontrant et la qualité du sommier, et la douceur 100% coton de ses draps...


Jour et nuit, on peut suivre les péripéties de ces individus acteurs, mimes et danseurs 24h/24, jusque dans leur sommeil. Parfois, cette micro-société se réunit pour fêter un anniversaire, régler un pas de danse, entamer une chorégraphie qui se déplace sur toute la longueur des vitrines (embarquant les spectateurs, futurs clients hypothétiques, avec eux), ébaucher une valse ou organiser une course poursuite à travers les étals discrètement dressés dans cette stratégique reconstitution de (fausses) pièces d’intérieur.



La Baie, commanditaire officiel de l’événement artistique, bénéficie, en retour, de l’image culturelle et politique que lui confère son obole. Un concept inédit, tant spectaculaire que publicitaire. Cette fonction commerciale de vendeur soudain confiée à des artistes paraît contradictoire à un idéal esthétique qui chercherait à « montrer » une certaine authenticité, la vie telle qu’elle est. Le grand paradoxe de toute représentation.

Cependant, outre son caractère de campagne promotionnelle, ce « spectacle » est une véritable performance, mettant à l’épreuve les interprètes et les confrontant aux limites de leur art. En effet, ils s’exposent entièrement, s’exhibant dans une pseudo vie privée, parodiant ainsi les menus gestes quotidiens de tout un chacun, mais abandonnant et sacrifiant, pour un temps, la leur, la « vraie », au profit d’une expérience scénique unique. Cet event exige un travail considérable de la part d’un artiste, un don entier. Il représente un défi exceptionnel, voire une prouesse. C’est un métier (il ne faut pas oublier qu’ils font ça, aussi, pour gagner leur vie) qui nécessite une attention et une concentration en perpétuel éveil, prêt à improviser à tout moment, et qui implique donc de demeurer constamment dans la sphère du jeu et de la représentation (on est bien loin des revendications syndicales sur le temps de travail et autres 35 heures !).

 

On peut les voir non seulement dans l’avenue du magasin qui les héberge, mais aussi à travers le monde entier, via les webcam qui filment en permanence ces tranches de vie et les transmettent aussitôt sur la toile : http://www.urbandreamcapsule.com. Peut-être les rencontrerez-vous, au détour d’un grand boulevard quelque part sur la planète ou au gré des vagues en surfant sur internet. 

(*) Équivalent canadien des grands magasins parisiens du boulevard Haussmann tels que le Printemps ou les Galeries Lafayette, voire du Harrod’s londonien.

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