lundi 6 octobre 2003

Cinq regards, cinq témoignages


La danse vue de l’intérieur par cinq enfants



Dans sa pièce intitulée Cinq voix, cinq visages, Jane Mappin met en scène cinq danseuses accompagnées de cinq fillettes âgées de sept ans (Ophélie Dubois, Clémentine Labrecque, Antonia Mappin-Kasirer, Guilia Pool et Béatrice Merrigan-Thompson). L’idée de ce spectacle provient du lien maternel qui unit une mère à sa fille. La chorégraphie cristallise cette troublante relation à travers une projection vidéo et la mémoire de cinq danseuses qui interprètent chacune un solo nourri de leurs propres souvenirs d’enfance (Irène Galesso, Sophie Janssens, Mathilde Monnard, Jane Mappin et Chanti Wadge). La présence des enfants sur scène permet d’établir une passerelle poétique avec le passé évoqué. Comment ces cinq jeunes interprètes perçoivent-elles les enjeux et thèmes de la pièce et comment se situent-elles vis-à-vis des danseuses adultes ? Outre leur spontanéité, quelle part de mémoire véhiculent-elles en tant qu’interprète ? Quelle lecture font-elles de l’œuvre à l’intérieur même du spectacle ?

Un jeu à l’intérieur du spectacle 

L’esthétique du spectacle est marquée par l’univers enfantin : marelle, comptine, jeux de mains, conte, balançoire, baignades et embrassades maternelles encadrent, colorent et ponctuent les cinq soli qui composent la chorégraphie. Deux chanteuses, Sandra Luciantonio et Claude-Marie Landré, apparaissent tour à tour sur scène, tantôt comme une présence protectrice et maternelle entonnant une berceuse, tantôt comme une castafiore hystérique rappelant le personnage maléfique, inquiétant et envoûtant d’une sorcière. Incarnant ainsi les deux facettes du personnage maternel (la figure de la douceur et celle de l’autorité), elles partagent à la fois l’univers ludique de l’enfance et l’atmosphère nostalgique qui émane des souvenirs racontés par les danseuses.
Giulia :
C’est comme si on faisait un jeu à l’intérieur du spectacle.
 

Mémoire et enfance 

Intégrant texte, chant et vidéo, la chorégraphie s’articule autour de la notion de mémoire. Des projections vidéographiques conçues par les cinéastes Bernadette Houde et Joel Taylor présentent des entrevues avec les interprètes qui livrent des confidences autobiographiques : « Quand j’avais sept ans… » Mathilde Monnard révèle ainsi l’origine de son prénom, en hommage à la célèbre chanson de Jacques Brel, Irène Galesso se remémore ses vacances familiales en Italie, les matchs de football et le châle de sa grand-mère, Sophie Janssens danse sur les lieux de son enfance, la Belgique flamande : « Je leur ai demandé qu’elles me parlent de leur vie. De cette façon, elles m’ont livré une petite partie d’elles-mêmes... C’est fascinant de voir comment les autres se dévoilent à nous à travers leurs petites histoires ou anecdotes » (1). Les frayeurs existentielles semblent alors prendre racine dans le regard inquiet d’un enfant face à l’éloignement de sa mère : peur des insectes, peur des monstres, des fantômes et des sorcières, peur de la perte, de l’inconnu, du vide, peur de l’avenir, peur de la mort. Le film présente également le témoignage espiègle des enfants, notamment à travers des scènes tirées de leur joyeuse complicité (2) : « J’étais intriguée par la dynamique entre ces cinq petites filles. C’était extraordinaire, cette micro-société » (3).Giulia : Quand je marche avec Béatrice en chantant, c’est comme si nous étions deux anges. 

À la fin de la pièce, les cinq enfants s’élancent dans les bras des adultes pour une série de portés enivrants. Véritable scène de liesse, ces retrouvailles symboliques avec lentité maternelle donnent lieu à une effusion d’embrassades. Cependant, telles des apparitions oniriques, chaque danseuse adulte finit par s’effacer, une à une, pour laisser les cinq enfants seules sur scène, comme la trace évanescente de leur propre passé, sagement assises et contemplant l’avenir. 
Ophélie : Quand j’entre pendant le solo d’Irène, je m’imagine qu’elle est ma maman et qu’elle me raconte une histoire avec des gestes. Je ne comprends pas les gestes mais j’invente l’histoire. Aujourd’hui, j’ai pensé qu’elle parlait à des esprits. À chaque fois, je me raconte quelque chose de différent. À la fin, elle me prend dans ses bras pour aller en coulisses.

Elle est moi et je suis elle

Sur scène, chaque petite fille représente le pendant d’une danseuse adulte. À la fois souvenir et progéniture, reflet et projection, les jeunes danseuses semblent ainsi tantôt suivre les traces, tantôt guider les pas de leurs aînés. Elles reproduisent en effet les mêmes gestes. Liée l’une à l’autre par une force mystérieuse, on ne sait plus qui conduit, ni qui suit, ni même qui veille sur l’autre.

Guilia : C’est une fois, une petite fille qui joue toute seule dans son jardin. Elle a l’idée de trouver des bijoux ou un trésor caché. Son trou devient hyper grand. Puis elle voit un ver de terre et des fourmis. Je suis la petite fille. Chanti est comme un esprit ou un ange gardien. C’est comme si elle était dans un rêve et elle vient me parler. À la fin du spectacle, c’est comme si elle revenait dans moi. Quand on se donne la main, c’est comme si elle rentrait dans mon corps. Alors qu’au début, elle en sortait. C’est comme si elle était ma personnalité.

Antonia : Avec Sophie, elle est moi et moi, je suis elle. Je suis elle quand elle était petite. On fait les mêmes gestes de mains toutes les deux.

Béatrice : Quand je suis avec Irène dans le prologue du spectacle et que j’apprends une chanson, je m’imagine que je suis Italienne parce que la chanson est en italien. Quand je suis en solo, je me raconte que je suis sur un bateau, comme sur le film qui passe à l’écran derrière moi à ce moment-là. Et quand Clémentine parle dans le film, je deviens Clémentine.

Clémentine : Avec l’histoire du scorpion et du critique d’art, je pense à ma grand-mère qui monte des pièces de théâtre. Une fois, tout le monde avait aimé, mais la critique était super plate. Alors que tout le monde riait, eux critiquaient le décor : "Si j’étais un scorpion, j’excellerais à piquer les critiques d’art qui ne parlent que du récit et jamais du décor. (…) Son rôle est de piquer, de stimuler, de surprendre, mais surtout pas de comprendre ! Si j’étais un scorpion, j’épouserai un critique d’art pour l’initier au voyage secret des mondes sous-terrains" (texte de Serge Ouaknine). 

Métaphores 
Les textes de Serge Ouaknine s’ajoutent à la danse comme une surimpression. Récités par les enfants tel un exposé de sciences naturelles à double-tranchant et clamés par les danseuses adultes comme un discours engagé sur le statut de l’artiste dans notre société, ils surlignent la chorégraphie, lui apportent une autre dimension poétique ainsi qu’une portée théorique.


Ophélie : Il n’y a rien de drôle dans ce que je dis mais tout le monde rit : "Le criquet est capable, comme un artiste post-moderne de RE-CY-CLER sa mémoire afin de triompher des poisons qu’on lui donne en abondance pour le faire disparaître". Je ne m’attendais pas à ce que ça soit drôle !

À travers l’exercice de la métaphore, le monde des danseurs est transposé dans l’univers des insectes. Chaque interprète parle ainsi de la danse et de ses enjeux : « Si j’étais une scolopendre, je ne serais jamais chorégraphe. (…) Et pourtant quelle danse que ces pattes si magnifiquement synchronisées ! Le trouble qui nous vient d’un danseur survient dans l’accident fait à la symétrie ».

Clémentine : mon texte raconte l’histoire d’un scolopendre qui ne sait pas sur quelle patte retomber. Parce qu’il en a mille ! Il pourrait retomber sur une, sur deux, sur trois, sur mille… C’est infini ! Alors il ne sait pas : "C’est de n’avoir que deux pattes que le danseur doit trouver son génie. La scolopendre n’a que le talent de la répétition. Une jambe qui se sépare d’une jambe est un miracle poétique contre-nature !" J’aime le mouvement que je fais à la fin avec Irène quand je dis : "La tristesse du scolopendre tient à son incapacité d’inventer le tango".

Chanti Wadge danse telle une araignée tisse sa toile. Vêtue d’un chandail de laine, elle déambule sur ses appuis, à la fois féline et insecte. Ses gestes sont incisifs et rapides : à l’image de l’araignée, « ses pattes et ses mandibules ont la grâce des meurtriers ». Le montage vidéographique inclut à ce titre des séquences tirées du film de Léa Pool, Le Papillon bleu, captant les mouvements des insectes. Le corps du danseur semble alors réunir la grâce du criquet, la coordination parfaite du mille-pattes, la dextérité de l’araignée, la connaissance des mondes sous-terrains du scorpion et la passion dévorante de la menthe religieuse. Éphémère, l’image de l’insecte est confrontée à la figure de l’artiste : non seulement, les mouvements des insectes rappellent étrangement la gestuelle alambiquée et mystérieuse des danseurs, mais les facultés de survie des uns (adaptation climatique, résistance aux insecticides) renvoient également au combat quotidien des autres pour leur reconnaissance (public, médias, critique, subventions). Ainsi, malgré sa taille insignifiante à l’échelle de la planète, le criquet s’avère aussi « destructeur » qu’un artiste post-moderne et « représente à lui seul la résistance d’un théâtre aussi absurde qu’inutile ». 

Un spectacle, c’est comme un casse-tête

La gestuelle de la chorégraphie est elle-même mise en abîme à travers des séquences filmées lors des répétitions, abordant ainsi la mémoire du geste et la trace du processus créateur.

Giulia : C’est le premier spectacle aussi grand que je fais alors j’ai beaucoup appris. Je pensais que ce serait plus court et que notre rôle serait tout petit. Je me rends compte que ça demande plus de travail mais j’aime ça. J’ai appris qu’il ne faut pas toujours être impatient et qu’il faut se concentrer pour réussir un bon spectacle. C’est comme un casse-tête qui s’enchaîne : il n’y a pas de morceaux qui s’éparpillent partout, il n’y a pas de trou.

Antonia : Bien dire le texte, c’était dur car il fallait parler fort et prendre une voix de notre ventre et non pas de notre gorge. Répéter, répéter, répéter… Quand on recommençait, c’était long !

Béatrice : Avant, c’était des gribouillis et maintenant, c’est devenu un vrai spectacle. Je m’attendais à une histoire, et non à ce que ce soit composé de parties pour chaque personne. Cette expérience m’a apporté de l’amusement et m’a appris qu’il faut beaucoup de patience pour faire un beau spectacle. Avant, je voulais être une star. Maintenant j’aimerais faire des films mais les choses ont changé : être une star, ce n’est rien que des chansons, tu n’apprends rien et tu gagnes de l’argent. 

Inventer

Plusieurs scènes offrent aux enfants le plaisir de l’improvisation. Ce principe a permis à la chorégraphe de conserver un maximum de spontanéité dans l’interprétation des cinq fillettes tout en leur confiant une certaine responsabilité. En écho à cet univers fourmillant d’insectes, les enfants ont ainsi un soir entonné sur scène, innocemment et contre toute attente, une chanson qui aurait pu être écrite par Serge Ouaknine et qui résonnait parfaitement avec le thème, l’esthétique et les partis pris de la pièce de Jane Mappin : « Qui chante en do ? L’escargot ! Qui chante en ré ? L’araignée ! Qui chante en mi ? La fourmi !… » Grâce à son imagination, l’enfant rompt la mécanique du geste et s’évade du quotidien lancinant, entraînant alors le spectateur dans la spirale étourdissante de sa créativité.

Antonia : Je ne savais pas trop quel genre de danse nous ferions. Au début, je ne pensais pas que ça pourrait être le fun car on devrait pratiquer, pratiquer, pratiquer… J’aime faire des spectacles, j’aime performer, mais je n’aime pas trop pratiquer. Alors je ne trouvais pas ça fun, car la danse moderne, c’est plate. Je pense que je n’aimais pas les inventions. Mais quand ma mère m’a expliqué que la danse moderne, on peut l’inventer, comme j’ai beaucoup d’imagination, j’ai aimé ça. J’aime imaginer et inventer des choses. J’ai réalisé que j’aimais inventer. 

Cinq Voix, Cinq Visages
Chorégraphie de Jane Mappin
Agora de la danse à Montréal (Québec) du 17 au 20 septembre 2003
Textes et collaboration artistique : Serge Ouaknine
Composition musicale : Claude-Marie Landré
Vidéo: Bernadette Houde et Joel Taylor
Interprètes : Irène Galesso, Sophie Janssens, Mathilde Monnard, Jane Mappin et Chanti Wadge
Les enfants : Ophélie Dubois, Clémentine Labrecque, Antonia Mappin-Kasirer, Guilia Pool et Béatrice Merrigan-Thompson - Chanteuses : Claude-Marie Landré et Sandra Luciantonio

(1) « La mémoire dans la peau », Normand Marcy, Voir, 11 septembre 2003.
(2) Les cinq enfants sont dans la même classe à l’École Buissonnière de Montréal, une école primaire privée qui offre un enseignement artistique pluridisciplinaire.
(3) Jane Mappin citée par Frédérique Doyon : « Fragments de mémoire », Le Devoir, 13 septembre 2003.

© Photographies : Raymond Gagnon (Antonia Mappin-Kasirer)
Michael Slobodian (Claude-Marie Landré, Sandra Luciantonio, Irène Galesso et Ophélie Dubois)
François Dufort (Antonia Mappin-Kasirer et Clémentine Labrecque)

jeudi 11 septembre 2003

Danse burlesque

Nous irons danser / Ce soir peut-être
Ou bien chahuter / Tous entre amis
Rien que d’y penser / J’en perds la tête
Mais oui, mais oui / L’école est finie…
(Sheila)

Septembre. La saison commence, on se bouscule dans les couloirs. Comme chaque année, Tangente invite une poignée de finissants de diverses formations en danse contemporaine. Tous ont répondu à l’appel et rendu leur copie: les bons élèves, les sérieux, les appliqués, les joyeux drilles et les rêveurs... Tous semblent répondre à un même sujet qui aurait pu s’intituler : « C’est quoi la danse pour toi? »

Au programme de la cuvée 2003, Manuel Roque présenté comme "autodidacte" issu de l’École nationale de cirque de Montréal propose un univers radicalement burlesque.

Brendon et Brenda

Flirtant avec l’art de l’absurde et du clown, trois personnages aux couleurs excentriques (Lucie Vigneault, Indiana Escach, Manuel Roque) performent dans l’esthétique kitsch d’un pistolet en plastique.

Affublé de lunettes, d’un fichu sur la tête, d’un maillot de football et d’un slip léopard enfilé sur un bermuda vert fluo, un couple trace des allées et venues rectilignes sur le plateau comme les parcours d’une routine frénétique dans une vie morne et plate.

Ils se cognent contre les murs, s’écrasent au sol sauvagement après une tentative de saut gracieux et replacent leurs grosses lunettes sur le nez après moult cascades au sol, tandis qu’une langoureuse chanson d’Etta James est sapée par le décalage d’une stéréo déréglée.

Leurs bouches grossièrement barbouillées de rouge à lèvre avalent des fraises Tagada : "Brendon et Brenda ne mordent pas. Ils se nourrissent assez peu. Et explorent en courant le vide de l’humanité et l’incarnation progressive de la robotisation".

La mécanique de leur train-train gestuel grince et la ballerine ménagère se fait un lumbago : son dos se recroqueville tandis que ses mouvements se saccadent. Leurs regards et les mouvements nerveux de leurs visages s’effectuent comme ceux d'un animal sur la défensive : "Brendon et Brenda ont peur de l’eau". Une mise en scène sensible et hilarante de la maladresse.


L'événement Danses Buissonnières présenté du 11 au 14 septembre 2003 à Tangente.

lundi 1 septembre 2003

Les Grands Ballets au parc

Décloisonner la danse

Chaque été, le parc La Fontaine nous réserve de belles soirées grâce à la programmation du Théâtre de Verdure. Installé près du lac, ce théâtre de plein air offre une série de spectacles (danse, concerts, etc.) sous le ciel étoilé, le bruissement des arbres et le vol des oiseaux. Une occasion rêvée de vivre une expérience théâtrale hors des quatre murs conventionnels.

Le Théâtre de Verdure offre gratuitement ces programmes, permettant à beaucoup d’accéder à des spectacle auxquels ils n’ont pas le luxe ou le goût d’aller assister habituellement.

Cette semaine, les Grands Ballets Canadiens, qui participent à l’événement depuis 10 ans, présentaient un programme composé par le chorégraphe espagnol Nacho Duato. Riche en contacts et en portés, le répertoire de Nacho Duato recèle de pas de deux d’une fluidité époustouflante. Or, cette virtuosité fut éclairée d’une lumière particulière : le petit vent de soirée qui soulevait les cheveux des danseuses accentuait la notion de légèreté ainsi que la grâce de leurs mouvements.

Le cadre extérieur de la représentation offrait ainsi une partition inédite au premier morceau. En effet, la musique de Schubert était délicieusement accompagnée des bruits de la ville : moteurs de voitures, sirène d’ambulance, cris d’enfants. L’œuvre s’immisçait dans l’actualité. Ou plutôt l’actualité surgissait soudain dans l’œuvre de manière insolite.

La plus-value du plein air
Le second programme, accompagné de chants traditionnels catalans, mettait en scène des paysans dans des costumes couleur terre. La gestuelle dansée rappelait les mouvements du travail agricole : semences, labours, etc. Or, s’intégrant parfaitement non seulement au propos mais aussi à l’atmosphère dégagée, un impressionnant vol d’oiseaux intervint pendant la chorégraphie. Colorant ainsi le tableau d’une tension dramatique à la fois sublime et cocasse, ce vol pouvait suggérer un signe prophétique annonçant le malheur.

Loin de « souiller » l’œuvre par leur passage tels des parasites, ces éléments perturbateurs interviennent dans la chorégraphie comme des effets rétroactifs qui l’inscrivent d’emblée dans une actualité plutôt que la cantonner dans un contexte fermé. En se confrontant ainsi aux paramètres extérieurs, l’œuvre s’enrichit d’éléments inattendus. D’une part, loin de la court-circuiter, ils l’éclairent et lui donnent au contraire davantage de sens. D’autre part, ils rendent accessible un univers souvent confiné et taxé d’hermétisme. Enfin, cette expérience de décloisonnement permet de constater le perpétuel va-et-vient entre l’art et la vie.

Outre contribuer à démystifier la danse, ces expériences confrontent la danse aux facteurs extérieurs, à la vie, à la « réalité », la teintent d’une actualité et, par-delà, l'éclairent d'un sens singulier.

jeudi 24 avril 2003

L’art de la pirouette en verlan

Dans la droite lignée d’Alain Platel, Abdelaziz Sarrokh manie l’esthétique du désordre et un goût particulier pour la diversité (tant au niveau de la personnalité de ses danseurs que de leur formation). Ses créations sont ainsi de véritables mises en scène du capharnaüm interprétées par des danseurs qui, issus de parcours multiples, forment une troupe hétéroclite d’individus de cultures et de techniques corporelles très diverses. Sa dernière pièce, Bobo in Paradise, n’échappe pas à la sacro-sainte règle de la désormais fibre flamande "made in Ballet C. de la B".


L’Être et le désordre

Comme pour ses précédentes créations, le jeune chorégraphe belge cultive l’art du cocktail chorégraphique, brassant les codes, les influences, les musiques et les personnalités dans un savant mélange d’esthétiques. Polyvalents, les danseurs passent d’un vocabulaire académique classique et gymnique à une gestuelle contemporaine et hip hop déjantée. Le collage musical marie airs traditionnels avec musique hip hop actuelle, mais aussi funk des années 1970 ou encore bruitages et musique classique. Sexe, drogue, alcool et désespoir surgissent de ce tableau chaotique de "Bobos" (bourgeois bohèmes) en quête de paradis et de sensations fortes. La scénographie elle-même corrobore cette idée de déchéance en présentant une ligne de cuvettes de WC qui servent de sièges aux danseurs.

Avant d’apparaître sur scène, un effet d’ombres chinoises plante les différentes individualités de la bande. Réunis sur le plateau, les interprètes se bousculent et s’alpaguent, se vautrent et se défient. Affichant un look hybride composé de vêtements typiquement hip hop – les baskets, les bonnets, les casquettes – et d’habits récupérés de la mode des années 70 – une jupe rouge, une chemise à col pointu, une cravate kitch –, ils tentent de s’affirmer les uns par rapport aux autres dans un mixage de références. Les contacts entre partenaires sont de l’ordre du combat et de la rivalité. Dans les défis, les concurrents retirent leurs vêtements pour mieux lutter. Via des mouvements brefs et secs, les attaques jaillissent et rebondissent dans des acrobaties : une fille brutalise un garçon comme pour une séance de domptage alors qu’un autre violente sa poupée gonflable.

La mise en scène kaléidoscopique d’Abdelaziz Sarrokh démultiplie l’image du groupe sur trois niveaux : tout d’abord sur le plateau, mais aussi sur la structure qui surplombe la scène, et enfin à travers un film tourné en direct et projeté sur l’écran en fond de scène. Dans les chorégraphies d’ensemble, chacun intègre des gestes parasites qui agissent comme de multiples signes de dissidences et un refus catégorique de se fondre dans le moule. Au sein même du mouvement de masse, on s’interpelle, on s’injurie, on s’accroche, on se désigne du doigt. Chacun quitte l’unisson pour des apartés en solo puis regagne le troupeau : comme Candas Bas en position du lotus, les yeux fermés, qui prend un insolite temps de relaxation en plein cœur de la transe collective. 

L’envers de la pirouette

Une teinte de désespoir colore chaque protagoniste : Lima De Valck chante "Happy birthday to me", Jennie Gerdes sniffe des rails de coke et sombre, à la Trainspotting, la tête la première dans une cuvette de WC, Boiana Anguelova tombe violemment en grand écart après une gracieuse souplesse arrière. La chorégraphie joue sur le risque, la chute et la désarticulation comme pour mieux cerner ces personnages en mal d’identification. Tels les Bobos qui arborent deux étiquettes a priori contradictoires (un côté bourgeois, un côté bohème), Abdelaziz Sarrokh jongle avec des conventions chorégraphiques jugées antinomiques. Ainsi, la ligne typiquement classique de Jennie Gerdes (grande, mince et élancée) se désagrège sous les saccades et blocages de l'electric boogie (genoux en dedans, épaules tordues, coudes pliés, nuque cassée), tandis que le breaker Guillaume Legras réalise de virtuoses passes au sol, de même qu’une prodigieuse série de pirouettes en verlan sur un accompagnement de piano : des tours sur la tête avec, au summum de leur grâce, un retiré classique.

Dans le spectacle, les membres de la tribu Hush Hush Hush sont perpétuellement surveillés par une instance supérieure : en effet, le danseur Tayeb Benamara semble contrôler tout ce qui se passe du haut de sa chaise d’arbitre. Il donne le coup d’envoi de la pièce et son point final. Le regard de l’autre apparaît ainsi comme la clef de voûte du spectacle : outre les danseurs entre eux, les spectateurs sont constamment pointés du doigt. Dissocié, l’index devient moteur du mouvement et leitmotiv. Il montre, il désigne, il attire l’attention, il focalise et oriente le regard.

Le solo final de Tayeb Benamara dansé à la lisière d’une raie de lumière opère une décomposition du mouvement avec une précision chirurgicale. Dans un ralenti fascinant, ses gestes sont sectionnés comme sous l’effet d’un stroboscope. "Être" jusqu’au plus profond de ses tissus musculaires. "Être présent" sur scène comme dans la vie. Au début du spectacle, le danseur déclarait d'ailleurs : "Un présent, c’est toujours quelque chose de précieux". Traduisant à la fois une notion d'actualité et un don, cette phrase souligne la présence de l’interprète offerte au public. Tayeb Benamara joue aussi avec une vitre invisible, contre laquelle il se cogne, le long du rayon de lumière, comme sur une frontière infranchissable entre le public et le danseur. L’interprète sur scène apparaît ainsi comme un corps exposé sous une vitrine. En sous-vêtement, il livre un solo à la gestuelle hip hop épurée de tout cliché. 

Bobo in Paradise
Compagnie Hush Hush Hush (Belgique)
Chorégraphie: Abdelaziz Sarrokh
Créé et dansé par : Boiana Anguelova, Candas Bas, Tayeb Benamara, Lima Lalitha De Valck, Jennie Gerdes, Guillaume Legras, Sylvain Veldkamp - Musique: Bo SpaenC
Scénographie: Niek Kortekaas - Video: Alda Snopek
Dramaturgie: Marc Goossens - Costumes: Else Bogaerts
Article dans Le Devoir :
http://www.ledevoir.com/culture/danse/25220/besoin-d-expression-avec-hush-hush-hush 
 Photos sur le site de Frans Brood Productions : http://www.fransbrood.com 
24, 25 et 26 avril 2003 à l’Usine C
http://www.usine-c.com
 
Photographies :
© Wim Van Capellen (2Pack, 2000) - © Isabel Devos (Bobo in Paradise, 2002)
© Benny De Grove (K’Dar, 1998) - © Isabel Devos (Bobo in Paradise, 2002)

lundi 10 mars 2003

Un couple au septième ciel

En l’air, un ange. Sur le sol, un être démoniaque, mi-femme, mi-animal. Le premier, un homme aux boucles blondes et frisées (Marc Pareti), vogue sur un trapèze, deux ailes de plumes blanches se déployant dans son dos. La seconde, une femme à la tignasse brune et rebelle (Marlène Rubinelli Giordano), déambule à quatre pattes, un boa noir enroulé autour du buste en guise de fourrure animale. Tous deux s’observent, s’amusant du mouvement de l’autre. Puis la femme bondit, saisit les mains de l’ange renversé et se hisse sur la balançoire. Bercés et enivrés par le mouvement de balancier, le couple tangue ensemble, imbriqué, explorant de multiples positions afin d’établir des points d’équilibre insolites.

La Syncope du 7
Collectif AOC - Cirque contemporain

Le public en émoi retient alors son souffle pour un moment d’extase : "La syncope est un étourdissement, une perte de repères". L’homme vacille et son corps se renverse sur le plan horizontal. Debout sur lui, sa compagne bascule sans se tenir à la corde, donnant ainsi l’impression de surfer dans les airs. Le trapéziste flotte ensuite dans le vide, avec pour toute accroche, le contact d’un pied coincé entre les cuisses de sa partenaire. Silencieux, les autres membres du groupe AOC les contemplent, suspendus à un échafaudage composé d’armatures métalliques ressemblant à la fois à un terrain de jeu pour enfants et à une cage pour chimpanzés délurés.


Les sept fantastiques…

Digne des héros mythiques des X-Men, une énergie quasi-surnaturelle se déploie du collectif AOC, oscillant entre le bien et le mal, entre le blanc et le noir, entre l'aérien et le terrien, entre la grâce et le muscle, mi-anges, mi-démons. Polyvalents, tous les membres manient avec dextérité acrobaties, sauts, trampoline, trapèze et jonglerie. Chacun s’individualise donc au sein du groupe, non pas par sa spécialité circassienne, mais par sa théâtralité. Un énergumène en jeans (Sylvain Decure) sème le trouble : plein de peps, il se trémousse et danse façon disco entre chaque acrobatie. Particulièrement agile et volatile, il réalise d’incroyables séries de tours en l’air, que ce soit sur le trampoline, en porté avec un partenaire (Cyrille Musy) ou encore en équilibre sur les mains de deux coéquipiers. Pour accompagner ce spectacle, la musique jouée en direct par un septième larron (Olivier Teneur) entre en communion avec les artistes: "La Syncope du 7 est un hymne au groupe".

…ou le côté obscur de la Force

Deux garçons (Mathieu Prawerman et Gaétan Lévêque), l’un vêtu de blanc, l’autre de cuir noir, s’affrontent sur le trampoline. Face à face, ils sautent tous deux sur un même rythme, les grincements de la toile élastique tenant lieu de métronome ou de compte à rebours. Chacun à son tour défie l’autre par un saut, revenant ensuite retrouver le rythme du rebond. L’un et l’autre s’équilibrant mutuellement, comme deux forces qui se complètent. Amplifiées par des capteurs sonores, le bruit de leurs envolées évoque les bruitages accompagnant les scènes de combat mythiques du cinéma d’action. De plus, la technique du trampoline permet de donner aux sauts divers effets comme la perte du poids, l’immobilité dans les airs, l’amplitude de la hauteur ou le mouvement ralenti. Cette gestuelle évoque alors des séquences de jeux vidéos ou les combats de Matrix. 

Un pour tous et sept pour un...

La cohésion du groupe permet des ensembles parfaits. En synchronie ou en contact, à plusieurs, seul ou deux par deux, au sol comme sur le trampoline, leurs échanges véloces impressionnent pour leur précision millimétrée et leur vitesse extrême. Sur le praticable, les six équipiers se croisent, s’intercalent et se suivent via des sauts psychédéliques et excentriques. Contrairement aux prouesses convenues dans le cirque traditionnel, le collectif troque les légendaires sauts carpés et autres formes codifiées pour déconstruire et inventer des positions hétéroclites et inédites : les jambes fléchies, les bustes penchés, les doigts crochus. Ces arrêts en plein vol rappellent une imagerie issue des films de combats ou de dessins animés mangas plutôt que les hyper-extensions gymniques ordinairement exécutées dans les numéros de cirque. Les références ainsi contemporaines vont de Star Wars aux Yamakasis en passant par Tigres et Dragons. La confusion des plans explorée via le trampoline et le trapèze est soulignée tout au long du spectacle à travers la chorégraphie de Fatou Traoré au sol ou en contact. 

Sept personnages en quête d’une massue

À la manière d’un bouquet final, un numéro de jonglerie combine l’acrobatie, la danse, les sauts et le trampoline pour une partie époustouflante de passe-passe et de voltige. Dans ce relais géant, chacun intercepte des massues en plein vol et les redistribue. En plus de veiller à ses instruments, chaque jongleur se concentre sur l’ensemble de ses partenaires. Les massues fusent et les acrobaties s'enchaînent en plein champ de tir. Les passeurs étant eux-mêmes mouvants, l’adrénaline des sauts périlleux est constamment augmentée par le risque d’interrompre le trajet d’un projectile : "les corps des acrobates sont comme jonglés par un manipulateur invisible" (Jean-Michel Guy). Entre deux lancers, le jongleur-cascadeur intercale un saut de trampoline qui lui permet de gravir la structure et arriver au sommet au moment de la réception d’une nouvelle salve. Tous courent – notamment sur l’axe vertical de la structure –, bondissent, tournoient, se suspendent aux barres comme à des lianes ou s’élancent d’un tremplin afin d’atterrir sur un énorme matelas déplacé par deux partenaires à l’écoute ; pour récupérer une massue et la remettre en jeu illico presto. Dans cette course effrénée, les partenaires se croisent et se rencontrent, s’assemblant parfois le temps d’un porté, d’un numéro d’équilibriste ou encore l’espace de deux bises suspendues en apesanteur, avant de chavirer et repartir.

Spectacle présenté à l’Espace Chapiteaux de la Villette du 4 mars au 12 avril 2003.
Les passages cités entre guillemets sont tirés du dossier de presse.
© Photographies: Toinetje

La Syncope du 7
Chorégraphie et mise en scène : Collectif AOC et Fatou Traoré
Distribution : Marlène Rubinelli-Giordano, Mathieu Prawerman, Gaétan Levêque, Marc Pareti, Sylvain Decure, Cyrille Musy, Olivier Teneur
Construction de la structure : Collectif AOC et Olivier Durand
Intervenants de technique de cirque : Jambenoix Mollet et Gérard Fasoli
Musique : Olivier Teneur et Bertrand Landhauser
Régie plateau : Chloé Duvauchel et Thierry Suty Régie
Lumière : Pierre Staigre et Goulven Dupeyrat
Chargée de production/diffusion : Peggy Donck
COPRODUCTION : Collectif AOC, Furies-Festival de cirque et de théâtre de rue de Châlons-en-Champagne,Circuits - Scène conventionnée d'Auch, Equinoxe - Scène nationale de Chateauroux, Parc de la Villette, Les arts à la rencontre du cirque - ville de Nexon, 1x2x3 ASBL Bruxelles
Subventionné par le Ministère de la Culture - DMDTS, la Ville de Reims, le Conseil régional de Champagne-Ardenne et la DRAC Champagne-Ardenne, le Collectif AOC (issu des dixième et onzième promotions du CNAC) est en résidence au Manège de Reims - scène nationale et accompagné par Furies, festival de cirque et de théâtre de rue de Châlons-en-Champagne

Photos et extraits vidéos sur le site du CNAC