lundi 6 octobre 2003

Cinq regards, cinq témoignages


La danse vue de l’intérieur par cinq enfants



Dans sa pièce intitulée Cinq voix, cinq visages, Jane Mappin met en scène cinq danseuses accompagnées de cinq fillettes âgées de sept ans (Ophélie Dubois, Clémentine Labrecque, Antonia Mappin-Kasirer, Guilia Pool et Béatrice Merrigan-Thompson). L’idée de ce spectacle provient du lien maternel qui unit une mère à sa fille. La chorégraphie cristallise cette troublante relation à travers une projection vidéo et la mémoire de cinq danseuses qui interprètent chacune un solo nourri de leurs propres souvenirs d’enfance (Irène Galesso, Sophie Janssens, Mathilde Monnard, Jane Mappin et Chanti Wadge). La présence des enfants sur scène permet d’établir une passerelle poétique avec le passé évoqué. Comment ces cinq jeunes interprètes perçoivent-elles les enjeux et thèmes de la pièce et comment se situent-elles vis-à-vis des danseuses adultes ? Outre leur spontanéité, quelle part de mémoire véhiculent-elles en tant qu’interprète ? Quelle lecture font-elles de l’œuvre à l’intérieur même du spectacle ?

Un jeu à l’intérieur du spectacle 

L’esthétique du spectacle est marquée par l’univers enfantin : marelle, comptine, jeux de mains, conte, balançoire, baignades et embrassades maternelles encadrent, colorent et ponctuent les cinq soli qui composent la chorégraphie. Deux chanteuses, Sandra Luciantonio et Claude-Marie Landré, apparaissent tour à tour sur scène, tantôt comme une présence protectrice et maternelle entonnant une berceuse, tantôt comme une castafiore hystérique rappelant le personnage maléfique, inquiétant et envoûtant d’une sorcière. Incarnant ainsi les deux facettes du personnage maternel (la figure de la douceur et celle de l’autorité), elles partagent à la fois l’univers ludique de l’enfance et l’atmosphère nostalgique qui émane des souvenirs racontés par les danseuses.
Giulia :
C’est comme si on faisait un jeu à l’intérieur du spectacle.
 

Mémoire et enfance 

Intégrant texte, chant et vidéo, la chorégraphie s’articule autour de la notion de mémoire. Des projections vidéographiques conçues par les cinéastes Bernadette Houde et Joel Taylor présentent des entrevues avec les interprètes qui livrent des confidences autobiographiques : « Quand j’avais sept ans… » Mathilde Monnard révèle ainsi l’origine de son prénom, en hommage à la célèbre chanson de Jacques Brel, Irène Galesso se remémore ses vacances familiales en Italie, les matchs de football et le châle de sa grand-mère, Sophie Janssens danse sur les lieux de son enfance, la Belgique flamande : « Je leur ai demandé qu’elles me parlent de leur vie. De cette façon, elles m’ont livré une petite partie d’elles-mêmes... C’est fascinant de voir comment les autres se dévoilent à nous à travers leurs petites histoires ou anecdotes » (1). Les frayeurs existentielles semblent alors prendre racine dans le regard inquiet d’un enfant face à l’éloignement de sa mère : peur des insectes, peur des monstres, des fantômes et des sorcières, peur de la perte, de l’inconnu, du vide, peur de l’avenir, peur de la mort. Le film présente également le témoignage espiègle des enfants, notamment à travers des scènes tirées de leur joyeuse complicité (2) : « J’étais intriguée par la dynamique entre ces cinq petites filles. C’était extraordinaire, cette micro-société » (3).Giulia : Quand je marche avec Béatrice en chantant, c’est comme si nous étions deux anges. 

À la fin de la pièce, les cinq enfants s’élancent dans les bras des adultes pour une série de portés enivrants. Véritable scène de liesse, ces retrouvailles symboliques avec lentité maternelle donnent lieu à une effusion d’embrassades. Cependant, telles des apparitions oniriques, chaque danseuse adulte finit par s’effacer, une à une, pour laisser les cinq enfants seules sur scène, comme la trace évanescente de leur propre passé, sagement assises et contemplant l’avenir. 
Ophélie : Quand j’entre pendant le solo d’Irène, je m’imagine qu’elle est ma maman et qu’elle me raconte une histoire avec des gestes. Je ne comprends pas les gestes mais j’invente l’histoire. Aujourd’hui, j’ai pensé qu’elle parlait à des esprits. À chaque fois, je me raconte quelque chose de différent. À la fin, elle me prend dans ses bras pour aller en coulisses.

Elle est moi et je suis elle

Sur scène, chaque petite fille représente le pendant d’une danseuse adulte. À la fois souvenir et progéniture, reflet et projection, les jeunes danseuses semblent ainsi tantôt suivre les traces, tantôt guider les pas de leurs aînés. Elles reproduisent en effet les mêmes gestes. Liée l’une à l’autre par une force mystérieuse, on ne sait plus qui conduit, ni qui suit, ni même qui veille sur l’autre.

Guilia : C’est une fois, une petite fille qui joue toute seule dans son jardin. Elle a l’idée de trouver des bijoux ou un trésor caché. Son trou devient hyper grand. Puis elle voit un ver de terre et des fourmis. Je suis la petite fille. Chanti est comme un esprit ou un ange gardien. C’est comme si elle était dans un rêve et elle vient me parler. À la fin du spectacle, c’est comme si elle revenait dans moi. Quand on se donne la main, c’est comme si elle rentrait dans mon corps. Alors qu’au début, elle en sortait. C’est comme si elle était ma personnalité.

Antonia : Avec Sophie, elle est moi et moi, je suis elle. Je suis elle quand elle était petite. On fait les mêmes gestes de mains toutes les deux.

Béatrice : Quand je suis avec Irène dans le prologue du spectacle et que j’apprends une chanson, je m’imagine que je suis Italienne parce que la chanson est en italien. Quand je suis en solo, je me raconte que je suis sur un bateau, comme sur le film qui passe à l’écran derrière moi à ce moment-là. Et quand Clémentine parle dans le film, je deviens Clémentine.

Clémentine : Avec l’histoire du scorpion et du critique d’art, je pense à ma grand-mère qui monte des pièces de théâtre. Une fois, tout le monde avait aimé, mais la critique était super plate. Alors que tout le monde riait, eux critiquaient le décor : "Si j’étais un scorpion, j’excellerais à piquer les critiques d’art qui ne parlent que du récit et jamais du décor. (…) Son rôle est de piquer, de stimuler, de surprendre, mais surtout pas de comprendre ! Si j’étais un scorpion, j’épouserai un critique d’art pour l’initier au voyage secret des mondes sous-terrains" (texte de Serge Ouaknine). 

Métaphores 
Les textes de Serge Ouaknine s’ajoutent à la danse comme une surimpression. Récités par les enfants tel un exposé de sciences naturelles à double-tranchant et clamés par les danseuses adultes comme un discours engagé sur le statut de l’artiste dans notre société, ils surlignent la chorégraphie, lui apportent une autre dimension poétique ainsi qu’une portée théorique.


Ophélie : Il n’y a rien de drôle dans ce que je dis mais tout le monde rit : "Le criquet est capable, comme un artiste post-moderne de RE-CY-CLER sa mémoire afin de triompher des poisons qu’on lui donne en abondance pour le faire disparaître". Je ne m’attendais pas à ce que ça soit drôle !

À travers l’exercice de la métaphore, le monde des danseurs est transposé dans l’univers des insectes. Chaque interprète parle ainsi de la danse et de ses enjeux : « Si j’étais une scolopendre, je ne serais jamais chorégraphe. (…) Et pourtant quelle danse que ces pattes si magnifiquement synchronisées ! Le trouble qui nous vient d’un danseur survient dans l’accident fait à la symétrie ».

Clémentine : mon texte raconte l’histoire d’un scolopendre qui ne sait pas sur quelle patte retomber. Parce qu’il en a mille ! Il pourrait retomber sur une, sur deux, sur trois, sur mille… C’est infini ! Alors il ne sait pas : "C’est de n’avoir que deux pattes que le danseur doit trouver son génie. La scolopendre n’a que le talent de la répétition. Une jambe qui se sépare d’une jambe est un miracle poétique contre-nature !" J’aime le mouvement que je fais à la fin avec Irène quand je dis : "La tristesse du scolopendre tient à son incapacité d’inventer le tango".

Chanti Wadge danse telle une araignée tisse sa toile. Vêtue d’un chandail de laine, elle déambule sur ses appuis, à la fois féline et insecte. Ses gestes sont incisifs et rapides : à l’image de l’araignée, « ses pattes et ses mandibules ont la grâce des meurtriers ». Le montage vidéographique inclut à ce titre des séquences tirées du film de Léa Pool, Le Papillon bleu, captant les mouvements des insectes. Le corps du danseur semble alors réunir la grâce du criquet, la coordination parfaite du mille-pattes, la dextérité de l’araignée, la connaissance des mondes sous-terrains du scorpion et la passion dévorante de la menthe religieuse. Éphémère, l’image de l’insecte est confrontée à la figure de l’artiste : non seulement, les mouvements des insectes rappellent étrangement la gestuelle alambiquée et mystérieuse des danseurs, mais les facultés de survie des uns (adaptation climatique, résistance aux insecticides) renvoient également au combat quotidien des autres pour leur reconnaissance (public, médias, critique, subventions). Ainsi, malgré sa taille insignifiante à l’échelle de la planète, le criquet s’avère aussi « destructeur » qu’un artiste post-moderne et « représente à lui seul la résistance d’un théâtre aussi absurde qu’inutile ». 

Un spectacle, c’est comme un casse-tête

La gestuelle de la chorégraphie est elle-même mise en abîme à travers des séquences filmées lors des répétitions, abordant ainsi la mémoire du geste et la trace du processus créateur.

Giulia : C’est le premier spectacle aussi grand que je fais alors j’ai beaucoup appris. Je pensais que ce serait plus court et que notre rôle serait tout petit. Je me rends compte que ça demande plus de travail mais j’aime ça. J’ai appris qu’il ne faut pas toujours être impatient et qu’il faut se concentrer pour réussir un bon spectacle. C’est comme un casse-tête qui s’enchaîne : il n’y a pas de morceaux qui s’éparpillent partout, il n’y a pas de trou.

Antonia : Bien dire le texte, c’était dur car il fallait parler fort et prendre une voix de notre ventre et non pas de notre gorge. Répéter, répéter, répéter… Quand on recommençait, c’était long !

Béatrice : Avant, c’était des gribouillis et maintenant, c’est devenu un vrai spectacle. Je m’attendais à une histoire, et non à ce que ce soit composé de parties pour chaque personne. Cette expérience m’a apporté de l’amusement et m’a appris qu’il faut beaucoup de patience pour faire un beau spectacle. Avant, je voulais être une star. Maintenant j’aimerais faire des films mais les choses ont changé : être une star, ce n’est rien que des chansons, tu n’apprends rien et tu gagnes de l’argent. 

Inventer

Plusieurs scènes offrent aux enfants le plaisir de l’improvisation. Ce principe a permis à la chorégraphe de conserver un maximum de spontanéité dans l’interprétation des cinq fillettes tout en leur confiant une certaine responsabilité. En écho à cet univers fourmillant d’insectes, les enfants ont ainsi un soir entonné sur scène, innocemment et contre toute attente, une chanson qui aurait pu être écrite par Serge Ouaknine et qui résonnait parfaitement avec le thème, l’esthétique et les partis pris de la pièce de Jane Mappin : « Qui chante en do ? L’escargot ! Qui chante en ré ? L’araignée ! Qui chante en mi ? La fourmi !… » Grâce à son imagination, l’enfant rompt la mécanique du geste et s’évade du quotidien lancinant, entraînant alors le spectateur dans la spirale étourdissante de sa créativité.

Antonia : Je ne savais pas trop quel genre de danse nous ferions. Au début, je ne pensais pas que ça pourrait être le fun car on devrait pratiquer, pratiquer, pratiquer… J’aime faire des spectacles, j’aime performer, mais je n’aime pas trop pratiquer. Alors je ne trouvais pas ça fun, car la danse moderne, c’est plate. Je pense que je n’aimais pas les inventions. Mais quand ma mère m’a expliqué que la danse moderne, on peut l’inventer, comme j’ai beaucoup d’imagination, j’ai aimé ça. J’aime imaginer et inventer des choses. J’ai réalisé que j’aimais inventer. 

Cinq Voix, Cinq Visages
Chorégraphie de Jane Mappin
Agora de la danse à Montréal (Québec) du 17 au 20 septembre 2003
Textes et collaboration artistique : Serge Ouaknine
Composition musicale : Claude-Marie Landré
Vidéo: Bernadette Houde et Joel Taylor
Interprètes : Irène Galesso, Sophie Janssens, Mathilde Monnard, Jane Mappin et Chanti Wadge
Les enfants : Ophélie Dubois, Clémentine Labrecque, Antonia Mappin-Kasirer, Guilia Pool et Béatrice Merrigan-Thompson - Chanteuses : Claude-Marie Landré et Sandra Luciantonio

(1) « La mémoire dans la peau », Normand Marcy, Voir, 11 septembre 2003.
(2) Les cinq enfants sont dans la même classe à l’École Buissonnière de Montréal, une école primaire privée qui offre un enseignement artistique pluridisciplinaire.
(3) Jane Mappin citée par Frédérique Doyon : « Fragments de mémoire », Le Devoir, 13 septembre 2003.

© Photographies : Raymond Gagnon (Antonia Mappin-Kasirer)
Michael Slobodian (Claude-Marie Landré, Sandra Luciantonio, Irène Galesso et Ophélie Dubois)
François Dufort (Antonia Mappin-Kasirer et Clémentine Labrecque)

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