vendredi 21 février 2003

Chorégraphie palestinienne

Intervention divine d’Elia Suleiman 

Intervention divine, le film d’Elia Suleiman, se regarde comme une chorégraphie de danse contemporaine. En effet, le réalisateur palestinien ne se soucie pas de raconter une histoire "cohérente", mais compose une série de tableaux poétiques, burlesques et fantastiques, sans lien apparent les uns aux autres, si ce n’est le thème qui les unit, à savoir : l’accablement palestinien face à l’occupation israélienne en Cisjordanie. Plutôt qu’une intrigue ficelée, avec un début, de l’action, du suspense et une fin, Elia Suleiman préfère un collage de saynètes et une mise en espace des corps à travers le cadre de sa caméra. Intervention divine s’attache ainsi à peindre une atmosphère, et plus particulièrement un état de corps. L’impasse politique de la Palestine engendre un état de malaise, de passivité et d'aberration. Au-delà du constat désabusé du réalisateur, le film exerce une dénonciation. Dénonciation de l’absurde par des séquences surréalistes. Dénonciation de la passivité par la répétition. Dénonciation de la violence par l’invraisemblance des combats.

 

Aux discours, Elia Suleiman préfère les séquences visuelles. Plutôt que de filmer le conflit israélo-arabe, le réalisateur choisit le quotidien des civils palestiniens en Cisjordanie, où se lit autant de non-sens, de violence et de douleur que sur le terrain de la guerre. Les contacts entre voisins s’établissent sous des rapports haineux, à l’image du sentiment de méfiance continuelle entre les deux pays frontaliers. Un homme dans son auto insulte les passants qu’il croise, un autre détruit systématiquement toute construction routière devant chez lui, un autre déverse ses poubelles chez son voisin, un autre jette régulièrement une grenade dans un jardin. Le combat territorial s’exerce partout. "Because you're mine" comme le chante Natacha Atlas dans la version raï de I Put A Spell on you, un des titres de la bande sonore du film. Ces querelles de voisinage présentent une métaphore, mais trahissent également un état de tension latent. Derrière le non-sens de ces scènes quotidiennes anodines, se dresse en filigrane l’enlisement du conflit israélo-palestinien. La brutalité et la douleur s'implantent dans la banalité.

Un barrage israélien sert de décor à l’idylle d’un couple palestinien : l’homme vit à Jérusalem, la femme à Ramallah. Les deux amants se retrouvent dans une auto, sur le parking du check point israélien situé à la frontière des deux villes. Attirés l’un vers l’autre, ils aspirent à se rejoindre. Ainsi, leurs mouvements s’effectuent de manière symétrique et leurs trajectoires respectives (déplacements, gestes, regards) se combinent. Un plan large filme leur regard : ils se tournent l’un vers l’autre au même moment, en harmonie, comme pour une danse à deux minimale, et se serrent amoureusement les mains. Dans une chorégraphie tactile et sensuelle qui se répète à chaque rendez-vous, les mains s’effleurent, se caressent voluptueusement, les doigts s’entrelacent puis s’empoignent avec fougue. De leur voiture, les deux amants assistent silencieux au spectacle des douaniers israéliens, rêvant de traverser ensemble la frontière. 

Le passage de la frontière s’effectue à travers des séquences oniriques où la mise en scène de l’espace aspire à un vent de liberté. Ainsi cette longue scène symbolique où la caméra suit le déplacement de la femme qui descend de sa voiture et traverse à pied le check point sous la mire des fusils israéliens. Elle porte une robe courte, de couleur rose, des talons hauts, des lunettes noires et les cheveux lâchés. Les armes s’abaissent sur son passage, les soldats semblent médusés et le check point s’écroule. Ou encore cette scène utopique d’un ballon, rose lui aussi, à l’effigie de Yasser Arafat qui franchit le poste transfrontalier par voie aérienne. Poussé par le vent, le ballon affiche le sourire du porte-parole palestinien sous les yeux ahuris des militaires en joue. La femme, comme le ballon de baudruche, incarnent dans ces séquences un symbole de liberté. 

"- Un ballon essaye de passer! On peut le descendre ? 
- Attendez les ordres!" 

Le film transcrit ainsi une perte de repères générale : les malades fument dans les hôpitaux et un policier sort un prisonnier de son fourgon afin d’indiquer le chemin à une touriste égarée. Dans cet univers chaotique, l’inoffensif devient assassin : les enfants assassinent un père Noël et un noyau d’abricot déclenche l’explosion d’un tank israélien.

Les mouvements des soldats israéliens suivent quant à eux la mécanique d’un ballet : comme en témoigne cette scène muette où des militaires sortent de leur auto, se dirigent en chœur vers le bord de la route et s’essuient les bottes en rythme. Cette synchronie parfaite se retrouve lorsqu’ils s’entraînent et tirent sur des cibles illustrées d'islamistes voilées : marches militaires, courses, acrobaties, roues, pompes, chutes. Elia Suleiman imagine alors une riposte palestinienne fantasmagorique à travers une séquence où une des cibles prend vie et livre un combat héroïque. Telle Superwoman, une Super-Palestinienne entame la bataille en tournant sur elle-même à une rapidité prodigieuse, bravant ainsi à la fois vitesse et virtuosité du mouvement. Masquée d'un keffieh et protégée d'un bouclier en forme de carte de la Palestine, la jeune femme triomphe seule des soldats israéliens. Dans cette chorégraphie de haute voltige digne des combats de Ninjas, le personnage palestinien s’élève dans les airs, affranchi des lois de la gravité tel un être surnaturel, et s’immobilise dans les cieux comme le héros de Matrix, les bras en croix tel un Christ, les balles de ses ennemis se figeant autour de sa tête comme une couronne d’épines, pour enfin lancer des fléchettes ornées d’un croissant et d’une lune, symboles de l’Islam.

Le film se clôt sur une séquence muette : une attente impassible devant une cocotte-minute. Emblématique de l’état de la Cisjordanie, elle bout et personne n’éteint le feu. Un état de tension latent, sous pression et toujours prêt à exploser.

Intervention divine (Yadon ilaheyya)
Prix du jury du Festival de Cannes 2002

Production: Ognon Pictures, Arte Cinema
Réalisation: Elia Suleiman
Scénario: Elia Suleiman
Montage: Véronique Lange
Photo: Marc-André Batigne
Musique: Mirwais, Natasha Atlas, Marc Collin...
Durée: 92 mn
Avec Elia Suleiman, Manal Khader, Nayef Fahoum Daher


Articles :
"La ville est tranquille", Vincy, Ecran noir : http://www.cannes-fest.com/2002/f_divine.htm
"Intervention divine en territoire conquis", Alice Beaumont, Libération, 4 novembre 2002.
"Intervention divine : la déclaration de guerred'Elia Suleiman", Jacques Mandelbaum, Le Monde
, 21 mai 2002.

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