La danse vue de l’intérieur par cinq enfants
Dans sa pièce intitulée Cinq
voix, cinq visages, Jane Mappin met en scène cinq danseuses accompagnées de
cinq fillettes âgées de sept ans (Ophélie Dubois, Clémentine Labrecque, Antonia
Mappin-Kasirer, Guilia Pool et Béatrice Merrigan-Thompson). L’idée
de ce spectacle provient du lien maternel qui unit une mère à sa fille. La
chorégraphie cristallise cette troublante relation à travers une projection vidéo
et la mémoire de cinq danseuses qui interprètent chacune un solo
nourri de leurs propres souvenirs d’enfance (Irène Galesso, Sophie
Janssens, Mathilde Monnard, Jane Mappin et Chanti Wadge). La
présence des enfants sur scène permet d’établir une passerelle poétique avec le
passé évoqué. Comment ces cinq jeunes interprètes perçoivent-elles les enjeux et
thèmes de la pièce et comment se situent-elles vis-à-vis des danseuses adultes ?
Outre leur spontanéité, quelle part de mémoire véhiculent-elles en tant
qu’interprète ? Quelle lecture font-elles de l’œuvre à l’intérieur même du
spectacle ?
Un jeu à l’intérieur du spectacle
L’esthétique du spectacle est marquée par l’univers enfantin : marelle, comptine, jeux de mains, conte, balançoire, baignades et embrassades maternelles encadrent, colorent et ponctuent les cinq soli qui composent la chorégraphie. Deux chanteuses, Sandra Luciantonio et Claude-Marie Landré, apparaissent tour à tour sur scène, tantôt comme une présence protectrice et maternelle entonnant une berceuse, tantôt comme une castafiore hystérique rappelant le personnage maléfique, inquiétant et envoûtant d’une sorcière. Incarnant ainsi les deux facettes du personnage maternel (la figure de la douceur et celle de l’autorité), elles partagent à la fois l’univers ludique de l’enfance et l’atmosphère nostalgique qui émane des souvenirs racontés par les danseuses.
Giulia : C’est comme si on faisait un jeu à l’intérieur du spectacle.
Mémoire et enfance
Un jeu à l’intérieur du spectacle
L’esthétique du spectacle est marquée par l’univers enfantin : marelle, comptine, jeux de mains, conte, balançoire, baignades et embrassades maternelles encadrent, colorent et ponctuent les cinq soli qui composent la chorégraphie. Deux chanteuses, Sandra Luciantonio et Claude-Marie Landré, apparaissent tour à tour sur scène, tantôt comme une présence protectrice et maternelle entonnant une berceuse, tantôt comme une castafiore hystérique rappelant le personnage maléfique, inquiétant et envoûtant d’une sorcière. Incarnant ainsi les deux facettes du personnage maternel (la figure de la douceur et celle de l’autorité), elles partagent à la fois l’univers ludique de l’enfance et l’atmosphère nostalgique qui émane des souvenirs racontés par les danseuses.
Giulia : C’est comme si on faisait un jeu à l’intérieur du spectacle.
Mémoire et enfance
Intégrant texte, chant et
vidéo, la chorégraphie s’articule autour de la notion de mémoire. Des
projections vidéographiques conçues par les cinéastes Bernadette Houde et Joel
Taylor présentent des entrevues avec les interprètes qui livrent des
confidences autobiographiques : « Quand j’avais sept ans… »
Mathilde Monnard révèle ainsi l’origine de son prénom, en hommage à la célèbre
chanson de Jacques Brel, Irène Galesso se remémore ses vacances familiales en
Italie, les matchs de football et le châle de sa grand-mère, Sophie
Janssens danse sur les lieux de son enfance, la Belgique flamande : « Je
leur ai demandé qu’elles me parlent de leur vie. De cette façon, elles m’ont
livré une petite partie d’elles-mêmes... C’est fascinant de voir comment les
autres se dévoilent à nous à travers leurs petites histoires ou
anecdotes » (1). Les frayeurs existentielles semblent alors prendre racine dans le regard
inquiet d’un enfant face à l’éloignement de sa mère : peur des insectes,
peur des monstres, des fantômes et des sorcières, peur de la perte, de
l’inconnu, du vide, peur de l’avenir, peur de la mort. Le film présente
également le témoignage espiègle des enfants, notamment à travers des scènes
tirées de leur joyeuse complicité (2) :
« J’étais intriguée par la dynamique entre ces cinq petites filles.
C’était extraordinaire, cette micro-société » (3).Giulia : Quand
je marche avec Béatrice en chantant, c’est comme si nous étions deux anges.
À la fin de la pièce, les
cinq enfants s’élancent dans les bras des adultes pour une série de portés
enivrants. Véritable scène de liesse, ces retrouvailles symboliques avec l’entité maternelle
donnent lieu à une effusion d’embrassades. Cependant, telles des apparitions
oniriques, chaque danseuse adulte finit par s’effacer, une à une, pour laisser
les cinq enfants seules sur scène, comme la trace évanescente de leur propre
passé, sagement assises et contemplant l’avenir.
Ophélie : Quand
j’entre pendant le solo d’Irène, je m’imagine qu’elle est ma maman et qu’elle
me raconte une histoire avec des gestes. Je ne comprends pas les gestes mais
j’invente l’histoire. Aujourd’hui, j’ai pensé qu’elle parlait à des esprits. À
chaque fois, je me raconte quelque chose de différent. À la fin, elle me prend
dans ses bras pour aller en coulisses.
Elle est moi et je suis elle
Sur scène, chaque petite fille représente le pendant d’une danseuse adulte. À la fois souvenir et progéniture, reflet et projection, les jeunes danseuses semblent ainsi tantôt suivre les traces, tantôt guider les pas de leurs aînés. Elles reproduisent en effet les mêmes gestes. Liée l’une à l’autre par une force mystérieuse, on ne sait plus qui conduit, ni qui suit, ni même qui veille sur l’autre.
Elle est moi et je suis elle
Sur scène, chaque petite fille représente le pendant d’une danseuse adulte. À la fois souvenir et progéniture, reflet et projection, les jeunes danseuses semblent ainsi tantôt suivre les traces, tantôt guider les pas de leurs aînés. Elles reproduisent en effet les mêmes gestes. Liée l’une à l’autre par une force mystérieuse, on ne sait plus qui conduit, ni qui suit, ni même qui veille sur l’autre.
Guilia : C’est
une fois, une petite fille qui joue toute seule dans son jardin. Elle a l’idée
de trouver des bijoux ou un trésor caché. Son trou devient hyper grand. Puis
elle voit un ver de terre et des fourmis. Je suis la petite fille. Chanti est
comme un esprit ou un ange gardien. C’est comme si elle était dans un rêve et
elle vient me parler. À la fin du spectacle, c’est comme si elle revenait dans
moi. Quand on se donne la main, c’est comme si elle rentrait dans mon corps.
Alors qu’au début, elle en sortait. C’est comme si elle était ma personnalité.
Antonia : Avec
Sophie, elle est moi et moi, je suis elle. Je suis elle quand elle était
petite. On fait les mêmes gestes de mains toutes les deux.
Béatrice : Quand
je suis avec Irène dans le prologue du spectacle et que j’apprends une chanson,
je m’imagine que je suis Italienne parce que la chanson est en italien. Quand
je suis en solo, je me raconte que je suis sur un bateau, comme sur le film qui
passe à l’écran derrière moi à ce moment-là. Et quand Clémentine parle dans le
film, je deviens Clémentine.
Clémentine : Avec
l’histoire du scorpion et du critique d’art, je pense à ma grand-mère qui monte
des pièces de théâtre. Une fois, tout le monde avait aimé, mais la critique
était super plate. Alors que tout le monde riait, eux critiquaient le décor :
"Si
j’étais un scorpion, j’excellerais à piquer les critiques d’art qui ne parlent
que du récit et jamais du décor. (…) Son rôle est de piquer, de stimuler, de
surprendre, mais surtout pas de comprendre ! Si j’étais un scorpion,
j’épouserai un critique d’art pour l’initier au voyage secret des mondes
sous-terrains" (texte de Serge Ouaknine).
Métaphores
Les textes de Serge Ouaknine s’ajoutent à la danse comme une surimpression. Récités par les enfants tel un exposé de sciences naturelles à double-tranchant et clamés par les danseuses adultes comme un discours engagé sur le statut de l’artiste dans notre société, ils surlignent la chorégraphie, lui apportent une autre dimension poétique ainsi qu’une portée théorique.
Métaphores
Les textes de Serge Ouaknine s’ajoutent à la danse comme une surimpression. Récités par les enfants tel un exposé de sciences naturelles à double-tranchant et clamés par les danseuses adultes comme un discours engagé sur le statut de l’artiste dans notre société, ils surlignent la chorégraphie, lui apportent une autre dimension poétique ainsi qu’une portée théorique.
Ophélie : Il n’y
a rien de drôle dans ce que je dis mais tout le monde rit : "Le
criquet est capable, comme un artiste post-moderne de RE-CY-CLER sa mémoire
afin de triompher des poisons qu’on lui donne en abondance pour le faire
disparaître". Je ne m’attendais pas à ce que ça soit drôle !
À travers l’exercice de la
métaphore, le monde des danseurs est transposé dans l’univers des insectes. Chaque
interprète parle ainsi de la danse et de ses enjeux : « Si j’étais une
scolopendre, je ne serais jamais chorégraphe. (…) Et pourtant quelle danse que
ces pattes si magnifiquement synchronisées ! Le trouble qui nous vient
d’un danseur survient dans l’accident fait à la symétrie ».
Clémentine : mon
texte raconte l’histoire d’un scolopendre qui ne sait pas sur quelle patte
retomber. Parce qu’il en a mille ! Il pourrait retomber sur une, sur deux,
sur trois, sur mille… C’est infini ! Alors il ne sait pas : "C’est de n’avoir
que deux pattes que le danseur doit trouver son génie. La scolopendre n’a que
le talent de la répétition. Une jambe qui se sépare d’une jambe est un miracle
poétique contre-nature !" J’aime le mouvement que je
fais à la fin avec Irène quand je dis : "La tristesse du scolopendre
tient à son incapacité d’inventer le tango".
Chanti Wadge danse telle une
araignée tisse sa toile. Vêtue d’un chandail de laine, elle déambule sur ses
appuis, à la fois féline et insecte. Ses gestes sont incisifs et rapides :
à l’image de l’araignée, « ses pattes et ses mandibules ont la grâce des
meurtriers ». Le montage vidéographique inclut à ce titre des séquences
tirées du film de Léa Pool, Le Papillon bleu, captant les mouvements des
insectes. Le corps du danseur semble alors réunir la grâce du
criquet, la coordination parfaite du mille-pattes, la dextérité de l’araignée,
la connaissance des mondes sous-terrains du scorpion et la passion dévorante de
la menthe religieuse. Éphémère, l’image de l’insecte
est confrontée à la figure de l’artiste : non seulement, les mouvements
des insectes rappellent étrangement la gestuelle alambiquée et mystérieuse des
danseurs, mais les facultés de survie des uns (adaptation climatique,
résistance aux insecticides) renvoient également au combat quotidien des autres
pour leur reconnaissance (public, médias, critique, subventions). Ainsi, malgré
sa taille insignifiante à l’échelle de la planète, le criquet s’avère aussi « destructeur »
qu’un artiste post-moderne et « représente à lui seul la résistance d’un
théâtre aussi absurde qu’inutile ».
Un spectacle, c’est comme un casse-tête
Un spectacle, c’est comme un casse-tête
La gestuelle de la chorégraphie
est elle-même mise en abîme à travers des séquences filmées lors des
répétitions, abordant ainsi la mémoire du geste et la trace du processus
créateur.
Giulia : C’est
le premier spectacle aussi grand que je fais alors j’ai beaucoup appris. Je
pensais que ce serait plus court et que notre rôle serait tout petit. Je me
rends compte que ça demande plus de travail mais j’aime ça. J’ai appris qu’il
ne faut pas toujours être impatient et qu’il faut se concentrer pour réussir un
bon spectacle. C’est comme un casse-tête qui s’enchaîne : il n’y a pas de
morceaux qui s’éparpillent partout, il n’y a pas de trou.
Antonia : Bien
dire le texte, c’était dur car il fallait parler fort et prendre une voix de
notre ventre et non pas de notre gorge. Répéter, répéter, répéter… Quand on
recommençait, c’était long !
Béatrice : Avant,
c’était des gribouillis et maintenant, c’est devenu un vrai spectacle. Je
m’attendais à une histoire, et non à ce que ce soit composé de parties pour
chaque personne. Cette expérience m’a apporté de l’amusement et m’a appris
qu’il faut beaucoup de patience pour faire un beau spectacle. Avant, je voulais
être une star. Maintenant j’aimerais faire des films mais les choses ont
changé : être une star, ce n’est rien que des chansons, tu n’apprends rien
et tu gagnes de l’argent.
Inventer
Inventer
Plusieurs scènes offrent aux
enfants le plaisir de l’improvisation. Ce principe a permis à la chorégraphe de
conserver un maximum de spontanéité dans l’interprétation des cinq fillettes
tout en leur confiant une certaine responsabilité. En écho à cet univers
fourmillant d’insectes, les enfants ont ainsi un soir entonné sur scène,
innocemment et contre toute attente, une chanson qui aurait pu être écrite par
Serge Ouaknine et qui résonnait parfaitement avec le thème, l’esthétique et les
partis pris de la pièce de Jane Mappin : « Qui chante en do ?
L’escargot ! Qui chante en ré ? L’araignée ! Qui chante en mi ?
La fourmi !… » Grâce à son imagination, l’enfant rompt la
mécanique du geste et s’évade du quotidien lancinant, entraînant alors le
spectateur dans la spirale étourdissante de sa créativité.
Antonia : Je ne
savais pas trop quel genre de danse nous ferions. Au début, je ne pensais pas
que ça pourrait être le fun car on
devrait pratiquer, pratiquer, pratiquer… J’aime faire des spectacles, j’aime performer,
mais je n’aime pas trop pratiquer. Alors je ne trouvais pas ça fun, car la danse moderne, c’est plate.
Je pense que je n’aimais pas les inventions. Mais quand ma mère m’a expliqué
que la danse moderne, on peut l’inventer, comme j’ai beaucoup d’imagination,
j’ai aimé ça. J’aime imaginer et inventer des choses. J’ai réalisé que j’aimais
inventer.
Cinq
Voix, Cinq Visages
Chorégraphie de Jane Mappin
Agora de la danse à Montréal (Québec) du 17 au 20 septembre 2003
Textes et collaboration artistique : Serge Ouaknine
Composition musicale : Claude-Marie Landré
Vidéo: Bernadette Houde et Joel Taylor
Interprètes : Irène Galesso, Sophie Janssens, Mathilde Monnard, Jane Mappin et Chanti Wadge
Les enfants : Ophélie Dubois, Clémentine Labrecque, Antonia Mappin-Kasirer, Guilia Pool et Béatrice Merrigan-Thompson - Chanteuses : Claude-Marie Landré et Sandra Luciantonio
Chorégraphie de Jane Mappin
Agora de la danse à Montréal (Québec) du 17 au 20 septembre 2003
Textes et collaboration artistique : Serge Ouaknine
Composition musicale : Claude-Marie Landré
Vidéo: Bernadette Houde et Joel Taylor
Interprètes : Irène Galesso, Sophie Janssens, Mathilde Monnard, Jane Mappin et Chanti Wadge
Les enfants : Ophélie Dubois, Clémentine Labrecque, Antonia Mappin-Kasirer, Guilia Pool et Béatrice Merrigan-Thompson - Chanteuses : Claude-Marie Landré et Sandra Luciantonio
(1) « La mémoire dans
la peau », Normand Marcy, Voir, 11 septembre 2003.
©
Photographies : Raymond Gagnon (Antonia Mappin-Kasirer)
Michael Slobodian (Claude-Marie Landré, Sandra Luciantonio, Irène Galesso et Ophélie Dubois)
François Dufort (Antonia Mappin-Kasirer et Clémentine Labrecque)
Michael Slobodian (Claude-Marie Landré, Sandra Luciantonio, Irène Galesso et Ophélie Dubois)
François Dufort (Antonia Mappin-Kasirer et Clémentine Labrecque)