jeudi 31 décembre 2015

L'art d'ébranler

Faut-il être spécialiste pour apprécier la danse contemporaine ?

Lu dans une critique du spectacle Yellow Towel de Dana Michel : « ce qui se passe devant nous laisse profondément perplexe (…). Malaises. Interrogations ».

Qu’est-ce qui suscite un tel malaise ? L’art contemporain ? L’étrangeté d’une proposition ? La lumière brute ? Le sentiment d’ignorance du critique ?

Yellow Towel | Dana Michel | Crédit photo : Maxyme G Delisle
La critique aurait pu développer cette idée pourtant féconde : « on ne sait trop encore à qui ou à quoi on a affaire. Homme, femme? Un être singulier du moins ».

Faut-il être initié pour apprécier des œuvres chorégraphiques aussi déroutantes ?

Deux étudiants de secondaire croisés à la sortie le soir du spectacle m’ont prouvé le contraire en me confiant avoir été littéralement fascinés par l’expérience. Pour eux, il s'agissait d'une « découverte extraordinaire », la première fois qu’ils voyaient de la « performance » (sic).

Sans forcément « aimer » l’œuvre, ce travail ne laisse personne indifférent ne serait-ce que par sa radicalité : son univers scénographique, la présence d'un personnage étrange et polymorphe, la défiguration de son corps et de sa voix ont le mérite de nous troubler, et, ce faisant, de questionner nos habitudes et références.

« on est en droit de se demander : quelle est cette proposition? Comment la saisir, comment la recevoir? Honnêtement? Je n’en ai pas la moindre idée »...

Si tu ne sais comment saisir une telle œuvre, pourquoi écrire une critique ?
Qu’attends-tu d’une œuvre de danse contemporaine ?
Quelque chose à « comprendre », un moment de distraction, des images et de la musique « agréables » ?

En te lisant, je m’interroge sur tes attentes. Car l’art contemporain, on le sait, ça vient gratter là où ça dérange, là où ça hérisse, là où les choses ne sont pas forcément « logiques », encore moins simples, faciles et réconfortantes.

Yellow Towel | Dana Michel | Crédit photo : Ian Douglas
N’est-ce pas l’intérêt de la création artistique ?
Nous placer devant des objets incompréhensibles et indéfinissables qui viennent ébranler nos références, nos habitudes, nos certitudes, nos patterns, et titiller notre inconscient

(Lettre à une critique, juin 2013)

samedi 4 octobre 2014

Voyage poétique à travers les états de corps

Crédit photo : Marilène Bastien
Seul sur scène, le danseur respire.
D’abord de manière imperceptible.
Puis sa respiration s’amplifie pour secouer progressivement l’ensemble de son corps.

Sur le Requiem de Fauré, il se fond dans un état de transe quasi-mystique. Véritable don de soi, sa danse évanescente est sublimée par la musique christique.

Corps en crise, dysfonctionnel et désarticulé.
Axé sur l’action, le visage du danseur demeure détaché.
Cette neutralité enrichit le propos en ouvrant le sens.

Manuel Roque incarne différentes couches d’identités à travers la pluralité des états qu’il traverse. Il déconstruit tranquillement chaque position pour glisser vers une série de déséquilibres tantôt guidé par le genou, tantôt par le bassin. Chaque partie du corps semble indépendante. Malléable, ce « corps matière » devient le réceptacle d’images poétiques. 

Corps animal qui s'ébroue.
Corps circassien qui se contorsionne.
Corps organique qui vibre.
Bras vaporeux qui ondulent.
Suspension du temps.
États de grâce avant la chute au sol.
D'une posture accroupie, une main émerge telle une fleur qui éclot.
Doigt en l'air, poing brandi, corps sans tête. 

De par sa mouvance permanente, cette multiplicité d'images produites par le corps du danseur s’oppose à l’imposante scénographie (signée Marilène Bastien) composée d’une sculpture à la fois divine et monstrueuse, menaçante et protectrice, énigmatique et brillante, immobile et protubérante.

Data créé à l’Usine C à l’automne 2014
Chorégraphie et interprétation: Manuel Roque
Conseillères artistiques: Ginelle Chagnon, Indiana Escach, Lucie Vigneault
Scénographie, costume: Marilène Bastien | Lumières: François Marceau

lundi 9 juin 2014

"Il faut quelques secondes pour effacer un monde"

Klumzy.

Faire les 100 pas. Avoir ce sentiment que tu vas prendre la parole. Aimer que tu ne la prennes pas.
Tu précises : "Ce n'est pas encore commencé..."
Alors que si, bien sûr, le spectacle a déjà commencé. On y est déjà.
Ne serait-ce que par notre attente. Ne serait-ce que par votre présence sur scène. Ne serait-ce que par votre propre attente. Ne serait-ce que parce qu'on partage déjà ce temps et cet espace avec vous. Ne serait-ce que parce que l'on vous observe déjà. On vous surveille. On scrute le moindre de vos mouvements.
Bref : nous baignons déjà dans cet "être ensemble" du spectacle.

Attendre.
"L'avant-spectacle" fait partie du spectacle.
Il colore même tout ce qui va suivre.

Le public reste d'ailleurs éclairé. Soulignant implicitement que sa présence fait partie du "spectacle".

Klumzy.
C'est une photo.
Un portrait d'Ashlea Watkin mis en scène par Nicolas Cantin.
C'est donc une image de toi.
Mais c'est aussi une image de moi. Spectateur. Qui m'y projette en silence, dans les failles, entre les mots. 

Klumzy de Nicolas Cantin. Avec Ashlea Watkin. Photo : Nicolas Cantin
It's an image.
Garder cette phrase ouverte tout au long du spectacle : "It's an image".
Ce ne sont que des images. Ce sont seulement des images. C'est ça le "SPECTACLE".
Plusieurs facettes d'Ashlea. Une série d'instantanés choisis.
Qui déclenchent des images de nos propres souvenirs, cauchemars ou fantasmes.

Les voir s'effacer "en quelques secondes".
Ceci est un spectacle.
S P E C T A C L E.
Spectacle. Spectacle. Spectacle. Spectacle. Spectacle...


Klumzy.
Ou les métamorphoses d'Ashlea Watkin

Au-delà du masque, sa posture et ses mouvements la transforment.
La voir de dos, la voir barbue, ne plus la voir, voir une créature surgir du brouillard.
Le trouble de son regard. Sa bouche s'entrouvrir. Sa nuque se plisser. Ses gestes chercher. Hésiter. Errer. Se détourner vers nous. Me rappeler soudain que je suis là et que je la regarde. Qu'elle n'existe que parce que nous sommes là.
Klumzy de Nicolas Cantin. Avec Ashlea Watkin et Nicolas Cantin. Photo : Maxime Côté
Klumzy.
La présence du créateur. Qui regarde. Met en scène.
Contrôle. Lance la musique. Observe sa créature. Dirige. Intervient. Rompt. Brise. 
Tu t'inscris en contre-point. Pendant qu'elle se métamorphose. Pendant qu'elle se change. Pendant qu'elle s'habille.
Tu es une ombre. Son ombre. L'ombre d'Ashlea. Ou la tienne. Ou la nôtre. Peu importe.
Tu lâches ton fou. Tu exorcises.

Voir la table se déplacer. Et voir un monde se décaler. Voir la chaise vaciller. Et rester en suspens. Comme saisie par le temps. It's an image.
L'image d'un monde sur le point de basculer.

Klumzy.
C'est la fin. Vous avez disparu.
Et pourtant le spectacle demeure. Il s'incarne dans la lumière de Karine Gauthier. La tension. L'image. Le souvenir de vos présences qui hantent nos mémoires. Vos traces inscrites dans notre imaginaire.
C'est aussi ça, le "SPECTACLE".

Et en quelques secondes un monde s'efface...

vendredi 14 mars 2014

Au milieu de nulle part...

Soirée composée de sept soli.

Hypnotiques O.V.N.I.

Objet insolite - assez rare - qui réunit une myriade d'interprètes aussi différents que Linda Rabin, Sophie Corriveau, Catherine Tardif, Anne Thériault, Caroline Gravel, Frédéric Gagnon et Catherine Lalonde autour d'une esthétique aussi singulière que celle de Jean-Sébastien Lourdais.
Milieu de nulle part | Fabrication danse | Jean-Sébastien Lourdais
Sur la photo : Frédéric Gagnon | Crédit photo : Georges Dutil
Ce chorégraphe résolument atypique se démarque depuis plus d’une dizaine d’années dans le paysage chorégraphique montréalais par une démarche à la fois rigoureuse et insolite qui se nourrit des approches du Body Mind Centering et du Continuum.

Voir différents corps l'incorporer.
Avoir la sensation d'assister à un même et unique solo, relayé par les uns et les autres qui entrent tour à tour dans cet exercice du jeu des états de corps. Même s'ils sont différents de corps en corps (c'est d'ailleurs ce qui rend le spectacle aussi captivant).

Dans la lignée du solo Vers qui allait vers une destination inconnue, nous voici résolument plongés "au milieu de nulle part"...
 

Les éclairages de Jean Jauvin qui créent des îlots surgis du néant, contribuent à créer cette sensation du "nulle part". Cette danse qui échappe au sens et au cérébral nous place résolument dans une écoute du corps qui se métamorphose de manière continue. Délicieuse étrangeté. 

Extrait du solo Vers interprété par Jean-Sébastien Lourdais lui-même :

mardi 30 avril 2013

Chorégraphier la faille

Dans Je suis un autre, Catherine Gaudet met en scène l’ambigüité de la relation à deux. Ni victime ni bourreau, chaque danseur glisse subtilement d’un rôle à l’autre. Les rôles s’inversent et les rapports de pouvoir s’échangent pour un duo cruellement (et délicieusement) troublant dans lequel on ne sait plus distinguer le bon du méchant. L’oppression n’est jamais à sens unique. Les actions se répètent mais ne se ressemblent pas. 

« Ma vie a un petit arrière-goût de confusion. Je ne suis pas ce que je présente au monde. »
Je suis un autre de Catherine Gaudet
Danseurs : Dany Desjardins et Caroline Gravel
Crédit photo : Julie Artacho

L’immobilité scalpe le mouvement pour lui conférer une dimension inattendue : une scène de coït se cristallise soudain dans une imagerie biblique de pietà. Qui souffre, qui jouit ? Les troublants corps à corps qui unissent Caroline Gravel à Dany Desjardins sont aussi désarmants qu’imprévisibles. La tension dramatique plane à travers la lenteur de leurs gestes et dans la décomposition de leurs ébats. Les arrêts sur image interrompent et découpent l’action physique pour un silence teinté de drame. Un silence suffisamment long pour nous faire basculer du trop-plein au vide, dans une sensation de vertige mêlée à un insoutenable sentiment de malaise.

« Je surveille mes commentaires, je retiens mes gestes, je ne me lance pas spontanément sur l’objet de mon désir et mon corps ne se liquéfie pas lorsque j’essuie l’échec. »

Les interprètes baragouinent des paroles incompréhensibles, déformées par un état de corps primal qui engloutit littéralement le langage. Du réflexe de nourrisson à l’instinct animal, le désir de l’autre se perçoit comme un instinct de survie. Des séquences d’états de corps étranges (nourrisson, animal, pulsion sexuelle, transe orgiaque) glissent vers des séquences théâtrales désarmantes de réalisme où les deux danseurs se rencontrent : « Dany Desjardins ! Caroline Gravel ! Qu’est-ce que tu fais là ? J’étais cachée… » Ces mises en abyme et effets de réel basculent savamment dans le drame où la violence gratuite flirte avec l’absurdité. Une violence sourde émane de la pièce et des corps mis en scène.

« Je me contiens. Je demeure droit. Souriant. Social. J’ai ma fierté.
Mais en dessous, je suis une zone ambiguë et floue ».

 
Arrêt sur image. Et soudain, c’est Caroline Gravel qui semble tenir les rênes de la situation. Elle est une autre. Qui manipule l’autre ? Aucune relation n’est évidente. Le sens est malmené par des états de corps qui trahissent des contradictions entre l’être et le paraître, entre le désir de l’autre et l’envie d’être soi. L’ambiguïté du sentiment. Qui suis-je ? Il s’agit à la fois pour l’individu de rentrer dans le cadre et tenter d’en sortir. Le carré de lumière dans lequel évoluent les deux danseurs est d’ailleurs cerné d’une obscurité qui semble parfois littéralement les aspirer.


« Je suis végétal, animal, matière en devenir. Je suis un autre. » (Catherine Gaudet)

À travers le chaos intime surgit le partage d’un drame social dans lequel l’identité vacille. Nous sommes des autres...

 

dimanche 30 octobre 2011

La danse est un éternel recommencement...

Dans The Most Together We’ve Ever Been, le duo Ame Henderson et Matija Ferlin pousse l’art du vide (et de l’absurde) à son comble en interprétant tout au long du spectacle une succession d’innombrables recommencements.
 
Affublés de lunettes noires et d’une étrange démarche sur demi-pointes (comme s’ils marchaient littéralement sur des œufs), chacun des interprètes demeurent totalement détachés des actions, nous livrant une suite inexorable de débuts possibles, tous aussi absurdes les uns que les autres. L’action répétée de leurs entrées et sorties depuis une porte de fond de scène donne à la dramaturgie un goût burlesque.
The Most Together We've Ever Been | Tangente (2009) | Crédit photo : Sandra Lynn Bélanger
Sur scène, un amoncellement d’objets lourds et disparates envahissent le plateau. Le scénographe Mauricio Ferlin a ainsi imaginé un concept de décor encombrant qui ne coûte aucun frais de transport. En effet, 6 à 8 groupes d’objets composent l’imposante scénographie empilés dans une logique d’entreposage : bidons, containers, matériel de construction, etc. La sélection s’effectue sur place par un artiste local chargé de collecter des objets dans le lieu où se déroule le spectacle. Il y apporte sa touche personnelle en y intégrant des objets personnels. La consigne s’adapte ainsi différemment à chaque théâtre. L’action semble ainsi se dérouler dans un entrepôt quelconque, un no man’s land d’objets hétéroclites.
The Most Together We've Ever Been | Tangente (2009) | Crédit photo : Sandra Lynn Bélanger
Les deux interprètes terminent le tout en beauté en venant chercher un à un les spectateurs pour sortir de la salle par le même chemin qu’ils ont emprunté pendant une heure. Le public participe ainsi furtivement au spectacle, reprenant par sa démarche et par ses regards en arrière, certains éléments de la « chorégraphie » dans une troublante opération de mimesis puisqu’il devient, à son tour, l’objet du spectacle. 
Présenté par Tangente, automne 2009.
Site internet : http://publicrecordings.org

samedi 11 décembre 2010

Danse mutante

Benoît Lachambre et Louise Lecavalier évoluent sur scène dans un décor entièrement blanc, tels deux personnages de bandes-dessinées perdus sur une page vierge. Plus qu’un duo, Is You Me est un trio : en effet, l’artiste visuel Laurent Goldring intervient tout au long du spectacle à travers des projections d’images qui recouvrent à la fois le fond de scène et le plateau en pente douce. L’espace scénique devient ainsi l’écran sur lequel se projettent en temps réel les tracés de Goldring, tandis que son dessin réalisé en direct offre au spectacle une scénographie mouvante doublée d’effets lumineux provoqués par les contrastes entre le noir et le blanc. Des traits noirs remplissent progressivement le fond blanc et habillent littéralement l’espace, créant des pleins et des vides, tout comme les costumes noirs et blancs des deux protagonistes présents sur scène.

Laurent Goldring, Louise Lecavalier et Benoît Lachambre dans Is you Me © André Cornelier
Goldring interagit avec les danseurs tant au niveau du rythme du mouvement qu’au niveau de sa forme et de sa dynamique, parfois en contraste, parfois en écho. Ces interventions visuelles affectent directement la présence des deux danseurs en les fondant tantôt dans le décor ou, au contraire, en les y détachant radicalement. Ainsi, les lignes et les pleins dessinés sur le fond et le sol disparaissent parfois d’un coup de clic quand Goldring appuie sur la touche « effacer », créant alors la sensation soudaine d’un vide immense ; les danseurs demeurant tout à coup les seules taches noires sur un décor entièrement vide et à l’allure apocalyptique. Cet impact visuel provoqué par la couleur blanche suscite chez le spectateur une intense sensation de vertige.

L’ambiance musicale robotique aux accents hip-hop du compositeur Hahn Rowe enveloppe les mouvements déliés des danseurs, tandis qu’ils enfilent des vestes à capuches pointues qui leur donnent alors davantage l’allure de personnages issus d’un univers de science-fiction. 

Benoît Lachambre et Louise Lecavalier dans Is You Me © André Cornelier

Dans cette pièce, les danseurs se confondent même parfois entre eux dans un troublant jeu d’illusion dont le spectateur ne saisit plus vraiment ni qui est qui, ni à qui appartiennent les membres, déjouant ainsi les axes et orientations anatomiques au point de créer des corps insolites, voire mutants, défigurés et difformes, sans tête, à 4 bras ou encore avec des jambes à l’envers du torse et aux mouvements désarticulés.


Dans ce duo, les rapports de couple traditionnels en danse contemporaine sont bouleversés, voire annihilés. En effet, il ne s’agit plus de mettre en scène un homme et une femme dans une relation fatalement amoureuse et tumultueuse, se repoussant tout en s’attirant farouchement dans un idéal fusionnel et passionnel. Les créations de Benoît Lachambre s’enracinent ainsi résolument dans une pratique de la performance où les stéréotypes  de certains rapports au corps basculent pour faire surgir d’étranges états de corps et « une perception de soi en constante mutation »[1].

Visages dissimulés, personnages asexués, chacun peut être l’autre, son double, son pendant, son prolongement ou son ombre. Figure gémellaire, dédoublement, jeu de miroir, mais en aucun cas deux figures complémentaires d'un idéal du couple fonctionnel et pulsionnel ou encore dans la manipulation de l’un sur l’autre et dans un partage organisé du pouvoir. Loin de s’effacer, l’identité se démultiplie. Le corps évolue ainsi dans une incessante transformation.

Montréal, juin 2008.

Is You Me
Une création de 
Laurent Goldring, Benoît Lachambre, Louise Lecavalier, Hahn Rowe
Assistante artistique France Bruyère
Dansé par Benoît Lachambre et Louise Lecavalier
Compositeur et musique live Hahn Rowe
Scénographie, lumière, film, projections Laurent Goldring
Costumes Lim Seonoc
Direction technique Philippe Dupeyroux
Production Par B.L.eux
Site Internet : www.parbleux.qc.ca


[1] Alexandra Baudelot, « Chanson de geste cru », Mouvement, juillet 2001.