mercredi 13 septembre 2000

Le dernier Bip

Aller voir Marcel Marceau en spectacle, c’est comme assister à un concert de Ray Charles, Tina Turner ou Charles Trénet, c’est-à-dire : rencontrer une légende vivante. Et dire plus tard : « j’y étais, je l’ai vu ». Je croyais assister à un spectacle d’une autre époque, à quelque chose d’un peu naïf, protégé depuis tant d’années par une dose de naphtaline, à des numéros aseptisés où illusion d’optique rimerait avec bonne humeur. Démonstration d’une déconvenue enchanteresse.

Le génie et le talent du mime Marceau révèlent un sens aigu de l’observation. Tel un enquêteur zélé à qui aucun indice n’échappe, Marcel Marceau brosse l’humanité jusque dans ses moindres détails. Avec, pour unique maquillage, le visage peint en blanc, le corps du vieux mime se métamorphose sous nos yeux aussi bien en garnement qu’en vendeur de glace alléché par le gain, en femme enceinte, en jeune galant, en juge emplâtré sous sa perruque et sa robe amidonnées, ou encore en jeune maman étrennant sa poussette neuve et son beau bébé. Les situations sont impressionnantes de réalisme : tel un chercheur scientifique, le mime a disséqué tous les moteurs du corps humain. La dextérité avec laquelle il passe de l’un à l’autre est déconcertante. Le chien invisible qui dicte la promenade de son maître semble incroyablement vivant.

Quelques bâillements s’étirent dans la salle bondée de l’Olympia, exceptionnellement plongée dans un silence absolu à l’occasion des Adieux de Bip. Alors que chaque numéro compte une bonne dizaine de minutes, l’un d’eux se distingue par sa brièveté : en effet, il ne dure qu’une poignée de secondes. Quelques secondes avant l’entracte. Autrement dit : pile au moment où certains pouvaient justement commencer à trouver le temps long... Ce parti pris sur la durée revêt tout son sens avec l’intitulé du passage : « Adolescence, maturité, vieillesse et mort ». C’est d’ailleurs le seul titre du spectacle qui exprime un déroulement implicite. Le spectateur anticipe ainsi un début, un milieu et une fin, clairement identifiés par l’énoncé. Néanmoins, cette attente est déjouée par la rapidité inattendue du développement. Le dénouement tombe aussi sec que la lame d’une guillotine. Au lieu de suspendre, prolonger indéfiniment, éterniser le temps, Marcel Marceau a choisi de le représenter dans la rapidité fulgurante qui le caractérise. Le spectateur se plaint de ne pas avoir pu saisir les subtils glissements entre l’adolescence et la mort, via les étapes pourtant annoncées de la maturité et de la vieillesse… jusqu’à se rendre compte combien on peine soi-même à les cerner dans la vie.

À 77 ans, le mime Marceau teinte ainsi ses premiers adieux d’un amer constat. Les Adieux de Bip sont marqués par l’idée de la fin, de la mort : l’accusé du « Tribunal » est lynché, le dictateur mis en scène dans l’allégorie de « L’Oiseauleur » finit derrière les barreaux, le pickpocket est étranglé par ses propres mains et enfin, même dans la sérénité du « Jardin public », les fantômes surgissent des bosquets.

Tout au long du spectacle, le plaisir du spectateur réside pour une grande part à « trouver », comme s’il s’agissait d’une devinette, l’objet mimé. Dans cet art muet, pas une parole nous aide (sauf quand votre voisine de derrière prend un malin plaisir à vous abonner gratuitement à son sous-titrage maison et à proclamer, dès qu’elle l’a découvert, à quoi fait référence la scène mimée). Seul l’imaginaire permet de se « connecter » au spectacle. Cela devient alors un bonheur incommensurable que de re-composer la scène qui se déroule sous vos yeux, de reconstituer le puzzle, de reconnaître une attitude, enfin, de se sentir complice, de communier un moment avec l’artiste. Il en est de même pour ce dernier quand, dans le silence de ses gestes, il sent la salle frémir en un même élan.

Pour plus d’informations sur l’artiste, consulter le livre CDRom Mime Marcel Marceau de V. Bochenek, aux éditions : Somogy, 1997. Il rassemble des interviews du mime ainsi que de très belles photographies. On peut directement écouter le Maître sur le CDRom en français et en anglais. Ou encore : Marcel Marceau maître mime de Ben Martin chez Denoël.

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