jeudi 26 février 2004

Les calligraphies humaines de Käfig

Le travail de la compagnie Käfig dirigée par Mourad Merzouki décloisonne le genre hip hop en le confrontant à d’autres techniques de danse, explorant sa pratique bien au-delà des clichés politiques et sociaux qui enferment souvent la culture hip hop. Le nom de la compagnie signifie "cage" et provient de sa première chorégraphie créée en 1996 : cette pièce représentait "l’expression de la liberté et de l’énergie du hip hop face à la cage de la vie quotidienne. Par la danse, chacun va apprendre à connaître l’autre et s’enrichir culturellement sans renoncer à ses racines. (…) L’énergie du hip-hop sera le dialogue qui permettra l’ouverture vers d’autres horizons" (1).

Au-delà du hip hop

Depuis, le chorégraphe ne cesse de considérer la technique hip hop comme un dialogue avec d’autres univers artistiques. Ainsi, Récital proposait en 1998 une étonnante chorégraphie hip hop sur concerto à cordes : le musicien Franck II Louise scratchait en direct sur une partition de violons tandis que les pas de break dance flirtaient allégrement avec le ballet classique. En 2000, à travers 10 Versions, le chorégraphe explorait davantage la notion de différence: "Différences musicales, de mouvements, de corps, de couleurs, pour que des univers se créent et se confrontent. Ce spectacle est un espace d’expression libre, de croisement de genres, dans lequel une multitude d’environnements se créent sans limites" (2).

Dans sa dernière pièce intitulée Corps est graphique, le thème du carcan hante toujours l’univers poétique du chorégraphe : les interprètes ont le visage recouvert par un cube et réalisent des mouvements rectilignes et angulaires qui évoquent la mécanique du robot ou le rituel quotidien du travailleur. D’ailleurs, sur quatre écrans de formes et de tailles différentes sont projetées des images d’engrenages, de rouages, de mécanismes. Les corps des danseurs s’imbriquent ainsi les uns les autres comme les éléments d’une imposante machine. Leurs mouvements organisent la structure d’un système : les lettres d’un alphabet ou les rouages du spectacle. Une chorégraphie réglée et millimétrée à la seconde près, au geste près, dans le temps et dans l’espace, parfaitement synchronisée avec la bande sonore et les projections vidéo. 

Dialogues poétiques

La chorégraphie de Mourad Merzouki propose un dialogue poétique tant au niveau des formes, qu’au niveau du rythme. La figure géométrique du cube remplaçant les têtes donne aux silhouettes une dimension surréaliste, rappelant l’esthétique d’Alwin Nikolais. D’un côté, le corps humain semble prisonnier de la technologie, la tête étouffée par un téléviseur ou l’ordinateur. D’un autre côté, cette silhouette incongrue à tête carrée incarne le mariage de l’organique avec le multimédia : un des enjeux de cette chorégraphie. La musique du spectacle est elle-même composée d’un savoureux mixage de rythmes hip hop, orientaux et électroniques (techno, disco, contemporain).

Sur les écrans vidéo, des structures géométriques et des corps tracés à la main se mêlent aux contours numériques de formes complexes, tandis que des images digitales en noir et blanc se superposent aux images en couleur des danseurs filmés en direct. L’univers technologique se fond ainsi dans le monde organique et la vidéo embrasse la danse. Un dialogue musical et visuel s’initie alors entre les danseurs et l’image numérique: les percussions de leurs mouvements semblent générer des formes géométriques. La musique électronique s’associe aux onctuosités intemporelles de la musique arabe. Les gestes mécaniques s’entrecoupent de mouvements fluides et arrondis. Les déplacements rectilignes s’opposent aux ondulations suaves. Les phrases chorégraphiques aux rythmes les plus effrénés s’interrompent dans de troublants ralentis.

Sur les écrans, l’image d’une roue. Comme un boulon qui s’échappe de la machine, les pièces qui se détachent et la structure qui dégringole. À la fois mouvement circulaire enivrant et mouvement dans le temps. Les mouvements angulaires des corps des danseurs évoquent les dessins égyptiens. Les corps s’extirpent des cubes. Les danseurs s’affranchissent du cadre qui les oppresse et dévoilent leurs visages, les cheveux lâchés en signe de liberté. Le premier danseur à sortir du carcan, Joseph N’Guessan, s’élance dans un magnifique solo où la danse hip hop épouse les accents de la danse traditionnelle africaine, où les blocages du corps s’allient avec des mouvements sinueux. Les pratiques contemporaines de la danse puisent dans leur héritage. 

Calligraphie humaine

Les visages masqués des danseurs focalisent l’attention du spectateur sur le mouvement et le corps des danseurs. Les projections diffusées sur les divers écrans mis en scène démultiplient de façon kaléidoscopique cette image du corps en mouvement. Les corps inscrivent des formes dans l’espace. La multiplication de la figure crée un code. La répétition d’une forme crée un vocabulaire. Ces mêmes mouvements et figures reproduits en plusieurs exemplaires sur l’écran se succèdent et s’alignent telle une calligraphie étrange et sinueuse.


Les images projetées et les marches au ralenti rappellent les décompositions du mouvement des photographies de Muybridge. Une impressionnante séquence vidéo-chorégraphique simule d’ailleurs un écran radiographique en diffusant sous la forme d’un squelette en mouvement la partie des corps à demi dissimulés derrière les écrans. Les plans s’inversent : vertical et horizontal, frontal et latéral, au sol et debout, sur la tête ou sur les pieds. Les figures se renversent pour former un alphabet organique. La reproduction et le défilement d’une position verticale inversée forment une phrase à fois gestuelle et calligraphique. Les jeux de mains et ondulations des bras des danseuses suggèrent une langue des signes. Inspirée par le calligraphe algérien Hachmi Mokrane, la chorégraphie de Mourad Merzouki s’apparente à une calligraphie humaine : "il parlait de sa calligraphie comme je parle de la danse, c’est-à-dire qu’on a pas besoin de comprendre ce qui est dit pour y trouver de la beauté" (3).

La machine de la séduction et ses rouages

À travers ces dialogues poétiques entre les formes et les rythmes, ainsi que cette exploration du "langage" corporel et de "l’écriture" chorégraphique, Mourad Merzouki analyse la communication entre les êtres. À ce titre, le chorégraphe s’attache notamment à l’apanage du vocabulaire gestuel : à savoir l’expression de la séduction. L’homme et la femme s’échangent des signes à partir d’un code gestuel et social. Cette figure du duo est démultipliée et mise en abîme par l’utilisation de marionnettes directement cousues sur des combinaisons noires, comme la prothèse d’un corps en façade. Les marionnettes sont ainsi portées sur le ventre et solidaires des corps qui les animent. Entre extra-terrestres et squelettes, les corps des marionnettes rappellent les étranges créatures à tête de cube et la séquence radiographique. Avec humour, ils singent les comportements et postures propres à la séduction et à sa fabuleuse parade nuptiale : ralentis, déhanchés et épaulés des filles, accélérations, tensions et excitations des garçons. Toutes les mimiques sont étudiées avec distance et ironie comme une savoureuse analyse des mouvements et comportements humains, notamment à travers leurs relations de pouvoirs.

Lors des pas de break dance, les danseurs réalisent des passes et coupoles au sol avec leur marionnette greffée sur le costume, créant un effet de duo inédit. Enfin, quand les couples se forment, les marionnettes dansent ensemble. Les corps s’emboîtent alors comme des structures géométriques pour des pas de deux humoristiques, rappelant successivement le ballet, le rock and roll et la salsa, en passant par la pantomime de l’amour courtois. Ces duos s’avèrent de véritables quatuors si l’on compte les corps des marionnettistes. De plus, le corps des interprètes grossis par la marionnette crée des silhouettes dodues qui rompent avec la tradition classique du pas de deux. Cocasse, cette séquence déjoue le grotesque des mises en scène conventionnelles de la rencontre amoureuse grâce à l’astucieuse distance que permet l’utilisation des marionnettes.

Autre extrait (autour des pas de deux) sur : http://www.numeridanse.tv/fr/catalog?mediaRef=MEDIA090317163449837

Le mystère de la danse

Le spectacle s’achève sur la projection de l’univers étoilé, qui renvoie à la géométrie dans l’espace – code conçu afin de "comprendre" l’univers –, mais aussi à la notion d’infini. Le cube central prend alors l’allure d’un gigantesque coffre au trésor et les danseurs tournent autour à travers un rituel. Une lumière divine émane de l’intérieur de cette boîte de Pandore qui semble enfermer un contenu secret. Les écritures projetées sur les parois évoquent des signes mystérieux, une formule magique à décrypter, un sens caché, une énigme. Tous montent alors sur la boîte pour une transe collective désordonnée où les corps ondulent et s’embrouillent. Enfin, tous s’immobilisent dans un tableau, comme une statue érigée, pétrifiée dans le temps. On a beau inventer des langages afin de fixer l’impalpable, des codes pour communiquer et comprendre les mystères insondables, la danse demeure l’art de l’éphémère. Indomptable, elle se réinvente perpétuellement et ne cesse de bousculer ses codes.

Lire les réactions de 3 spectateurs après le spectacle.

(1) et (2) : citations tirées des documents de la compagnie Käfig
(3) : Mourad Merzouki à propos du calligraphe Hachmi Mokrane, Frédérique Doyon, "L’écriture des corps", Le Devoir, 25 février 2004.
Photographies: © Patoche, Daniel Tivoli (spectacle Corps est graphique), Eadweard Muybridge (The Human Figure in Motion) et Mourad Merzouki (ci-dessous)

Site de la Compagnie Käfig : http://www.kafig.com/

En tournée au Canada :
Corps est graphique – Compagnie Käfig
Chorégraphie : Mourad MERZOUKIInterprètes : Kader BELMOKTAR, Yann ABIDI,
David IMBERT, Anna IVACHEFF, Sadia LBAZ,
Joseph N'GUESSAN, Ingrid PATRIS et Aminata SAUVENAY
Musique : AS'N - Costumes : Carima AMAROUCHE
Lumières : Yoann TIVOLI
Décors : Martin LECOMTE
Vidéo : Les Machineurs,
Emmanuel PAMPURI & Fred AUJAS

Du 25 au 28 février 2004 à 20h à l’Usine C
1345, avenue Lalonde (Montréal) – Métro: Beaudry
http://www.usine-c.com

mercredi 25 février 2004

Käfig vu par le public

Danse hip hop :
Corps est graphique de Käfig
Témoignages de spectateurs

En tournée à Montréal, le dernier spectacle de la compagnie Käfig mêle le multimédia aux cultures hip hop et orientale tant au niveau de la danse que de la musique. Réactions de trois spectateurs enchantés…

Spectateur #1 : Käfig ou l’art de la synthèse par la danse
 

Au moment de l’invitation, on m’a dit trois mots pour résumer ce que faisait la compagnie Käfig : hip hop, culture arabe, danse contemporaine. Si j’aime la danse comme forme d’expression artistique, je dois avouer que je ne suis pas un érudit de ce noble art. Je ne suis pas non plus un amateur de hip hop et je n’aime guère, au resto, la musique arabe qui monopolise mon ouïe lorsque que je déguste un succulent shish taouk. C’est donc dire que c’est avec une certaine appréhension que je me suis rendu à l’Usine C pour voir Corps est graphique, la dernière création de Mourad Merzouki.

Vers 22 heures, après le spectacle, me présentant au petit bar de l’Usine C, j’étais aussi heureux qu’ébahi, encore sous le choc d’avoir assisté à quelque chose totalement hors de mes repères. Une seule certitude : la compagnie Käfig m’avait convié à une merveilleuse expérience de danse contemporaine et les mots « hip hop », « culture arabe » et « danse » ne suffisaient plus pour résumer ce que je venais de voir. Pour moi, Corps est graphique c’est :
  • Des mouvements précis, dynamiques, fluides toujours bien synchronisés et parfois exécutés avec un brio de gymnaste. Du bonbon pour les yeux.
  • Une inspiration de la rue mais une maturité certaine dans le style, une affirmation de danse contemporaine sans complexe.
  • Un espace visuel riche dans l’image et les costumes qui s’intègre parfaitement dans la chorégraphie.
  • Une poésie visuelle, le message d’une libération, d’un affranchissement des préjugés et fixations de la société.
  • Une incroyable générosité dans la performance des danseurs, heureux d’aller à l’extrême limite de leur capacité sous nos yeux.
Un seul petit bémol technique : la mise en scène a parfois souffert de l’espace plutôt en largeur de la salle. Certains enchaînements étant ratés pour les spectateurs sur les côtés, les danseurs étant incapables de camoufler leur présence en milieu de scène pour les regards plus en angle.
Enfin, chapeau à Mourad Merzouki et sa troupe, quel bonheur d’assister à un tel épanouissement de culture populaire.

Spectateur #2 : Un spectacle « Daftpunkien »
 

Pour moi, le hip hop, c’est l’image de gars et de filles des cités qui dansent sur une musique urbaine, sur du rap ou rythmes du genre. Tous les spectacles de hip hop que j’avais vus par le passé m’avaient bien plu, donc je ne risquais pas grand-chose à aller voir Käfig. J’étais certain de ne pas m’ennuyer.
J’ai été TRÈS AGRÉABLEMENT surpris. Un décor simple mais efficace. C’était vraiment impressionnant et surtout agréable à voir. Moi qui aime le clip de Daft Punk « Around the World », j’ai retrouvé certains passages. Sinon, j’ai aimé les musiques, les costumes du début et la chorégraphie, souvent très acrobatique.
Ce qui m’a marqué, c’est le casque qu’ont les danseurs sur la tête dans la première partie du spectacle. Pas facile de danser avec un cube enfoncé sur soi. Très « Daftpunkien ». Et aussi deux des gars qui dansaient en groovant leurs corps, en les démembrant, c’était assez hallucinant !
Cependant, j’ai trouvé l’ensemble un peu macho. C’est peut-être voulu, mais c’était parfois trop caricatural : le gars danse, est super impressionnant (au sol, sur la tête, etc.) et pendant ce temps-là, la fille le regarde, fait « ouais ! » de la tête, est super impressionnée. Après, elle lui répond parfois, mais ça m’a toujours semblé moins impressionnant, moins percutant que lui. Ma scène préférée fut celle où un des gars tourne sur sa tête. C’est commun à plein de spectacles de hip hop, mais ça me fait toujours le même effet.
Enfin, je me souviens qu’en face de moi, il y avait un couple. Ils ont tous les deux adoré, ils faisaient des « waouh ! » d’admiration, applaudissaient, en redemandaient. Le truc hallucinant, c’est qu’ils avaient chacun environ 65 ans ! C’est la première fois que je vois des vieux triper sur une danse de « jeunes » ! C’était génial ! Je retournerai sans problème voir Käfig !

Spectateur #3 : « Spinner » sur la tête
 

À part quelques vidéos à la télé et la petite bande devant le métro Mont-Royal, je ne connais pas grand chose au hip hop. En fait, je ne sais pas faire la différence entre le Hip hop et le Rap (de ma jeunesse).
J’ai aimé la synthèse de plusieurs courants de danse, le dynamisme et l’humour : il y a longtemps que je n’avais pas souri pendant un spectacle de danse. Les interprètes étaient tous souriants et attachants. Je retiens particulièrement la séquence des marionnettes (ma scène préférée) et les acrobaties des danseurs. La scénographie est intéressante mais l’éclairage aurait pu être grandement amélioré, notamment pour le tableau des marionnettes. Un éclairage plus noir aurait permis de mieux voir que les marionnettes.
Plusieurs mouvements m’ont marquée. Entre autres, le danseur qui traverse toute la scène sur les mains et celui qui « spinnait » sur la tête très longtemps m’ont bien fait sourire. Ouf ! Je me suis dit que je devrais aller au Cirque du Soleil puisque les acrobaties m’impressionnent autant !
Une scène m’a marquée : celle des projections sur les panneaux. J’avais du mal à comprendre comment ils arrivaient à produire cet effet. Quelle synchro incroyable ! Les projections vidéos étaient bien mais sur les côtés, on voyait souvent les danseurs lorsqu’ils se cachaient derrière le cube.
Quant à la musique, je l’avais encore dans la tête le lendemain matin. J’ai bien aimé, ça m’a redonné envie de sortir danser jusqu’aux petites heures du matin.