jeudi 15 avril 2004

Manège à vide

Avec Manège à vide, Séverine Lombardo présente un tableau mouvant, dont les séquences se répètent inlassablement telle une mécanique continue. La musique originale composée par Andrzej Przybytkowski rappelle d’ailleurs la ritournelle d’une boîte à musique. Des duos et trios se forment et se déforment, tissant la chorégraphie minutieuse d’un désordre ambiant. Les couples s’échangent dans un imbroglio enivrant. Les danseurs se poussent et se repoussent comme sur un plateau mouvant sur lequel ils changeraient de place constamment. Parallèlement, des rythmes techno et hip hop perturbent les mélodies de violon, piano et accordéon qui se disloquent puis reviennent comme une rengaine récalcitrante. Les costumes renvoient d’une part à la conformité via un camaïeu gris qui uniformise les interprètes, et d’autre part à une notion d’intimité à travers les jupons et camisoles qui dépassent des tenues. Les tissus gris et opaques recouvrent l’individu tandis que les matières translucides le dévoile. Sous l’étiquette d’un groupe homogène, les individualités se démarquent.

Le plaisir du tournis

La chorégraphie s’organise dans un mouvement de spirale : « La terre tourne à une allure folle (…), le monde change et bouge (…), tout va vite autour de moi ». Les traversées, les sauts, les portés et les contrepoids s’enchaînent et se répètent. Les sept interprètes sont littéralement transportés par les flux et reflux du collectif : « Je me sens happée par ce flot mouvant ». Comme le jeu de toupie étourdissant d’une interprète lancée par ses camarades. Les actions du groupe orchestrées jusqu’alors sous une forme ludique se transforment en mouvements d’oppression. Le plaisir acidulé du tournis prend alors une saveur amère.

L’angoisse de la solitude


À travers cette fièvre du collectif, l’individu s’enivre de mouvement, se fond dans la masse, s’inscrit dans une communauté : « Je pourrais rester là, seule, immobile, mais je ressens cette urgence d’aller vite à mon tour ». Les uns sont ainsi transportés par la marée humaine tandis que les autres se noient dans la foule. Le groupe manipule l’individu, le dénude et parfois le dévaste. Quand le groupe disparaît, un être demeure, seul et perdu. Tour à tour, chaque interprète se livre à l’expérience de sa solitude. Déséquilibré et sans repère, il cherche le soutien des autres. Fragile, il marche à tâtons, les yeux fermés.

La soif de l’autre


Le contact tactile est le leitmotiv gestuel de la chorégraphie : les danseurs se serrent, se prennent par la main, se cajolent et s’enlacent. Comme des liens solidaires qui s’attachent et se détachent, les uns dépendant des autres. Le groupe représente ainsi un réseau de connexions : les contacts se multiplient et une toile organique se tisse et se détisse indéfiniment. L’autre apparaît comme une présence maternelle, rassurante, consolatrice. L’effusion exacerbée vient combler le manque, compenser l’absence et la peur du vide : « je me jette éperdument et toujours dans vos bras ». Sophie Des Gagné se bâfre de biscuits tout comme elle dévore ses partenaires. Le corps de l’autre est trituré comme une friandise déballée et mastiquée avec frénésie, pour satisfaire non pas un sentiment de faim mais un désir imminent : étancher le malaise de la solitude.

La répétition sempiternelle d’une expérience à deux se renouvelle comme un manège à vide : « je reproduis les mêmes erreurs ». Le besoin de l’autre comble le vide : « à la recherche de l’ultime vertige pour oublier, un peu plus, que je vais mourir seule un jour ». À l’heure de la communication, des réseaux, des connexions, des regroupements, des associations, n’y a-t-il plus aucune place pour l’individu ? La relation à l’autre peut devenir étouffante, aliénante et prendre le goût acide d’une pelure d’orange.

Manège à vide

Chorégraphie : Séverine Lombardo
Interprétation : Sophie Des Gagné, Catherina Farina, Frédéric Gagnon, Aurélie Galibourg, Barthélémy Glumineau, Julie Le Beuze, Élodie Lombardo
Direction d’interprètes : Myriam Tremblay
Costumes : Jullie Desrosiers
Vidéo : Pascal Normand
Musique originale : Andrzej Przybytkowski
Présenté par le Département de danse de l'UQÀM dans le cadre des spectacles étudiants libres du 14 au 17 avril 2004 20h à l’Agora de la danse - 840 Rue Cherrier à Montréal

lundi 5 avril 2004

Salsa Passion

Fondée par le chorégraphe Edson Vallon, la compagnie Saltimambo propose non seulement des cours de salsa mais monte également des spectacles. Outre l’enseignement, la troupe offre d’ailleurs un atelier chorégraphique pour ses élèves les plus avancés. C’est dire la place que tient la création au sein de cette école. Les professeurs sont donc aussi des danseurs.


En répétition, la troupe s’échauffe en pratiquant la salsa deux par deux. Les filles sont en talons, les gars en chaussons de modern jazz. Les ondulations du buste sont décortiquées au ralenti, un par un, puis reprises en rythme et en couple. Élégance, port de tête, sensualité, rien n’est laissé au hasard. Pour un même pas : l’homme se "peigne" tandis que la femme est "caressée".

La salsa : une passion, une profession
Les corps s’emmêlent dans des jeux de pieds et des crochetés de jambes hallucinants. Les bras s’enroulent autour des tailles, puis autour du cou. La grâce et la volupté des contacts renvoient à l’idéal harmonieux du couple : un équilibre des forces à travers la complicité. La figure du « tour multiple » est particulièrement impressionnante et d’une fluidité déconcertante. Les sourires témoignent d’un indéniable plaisir de danser, tout simplement contagieux.

Des pas de modern jazz, de danse orientale, de danses hip hop et d’afro-jazz sont importés afin d’enrichir la variation de salsa. Des tremblements d’épaules, des pas de bourrés sont ainsi combinés au pas de base. Un saut de chat cambré en arrière permet de passer sous le bras du partenaire. Des poses arrêtées scandent la partition chorégraphique comme une série de pulsations. Des mouvements ralentis s’insèrent avec une virtuosité enivrante dans le rythme effréné des enchaînements, suscitant une délicieuse sensation de vertige.

« 1, 2, 3… 5, 6, 7… »

Les difficultés techniques sont abordées comme un jeu. Retenus par la taille, le corps des filles s’arquent en arrière. Les hommes s’alignent en position de pompes militaires tandis que les filles, affranchies de leur cavalier, s’élancent dans une chorégraphie où leurs pieds virtuoses frappent la cadence à une allure défiant toute concurrence. Les gars se relèvent et entament un dialogue gestuel avec les filles.

Gardez les pieds croisés. Sentez les genoux se plier. Les filles, vous avez 4 diagonales pendant le tour. Où regardez-vous ? Regarde la direction où tu dois aller et tout ton corps va suivre. Ça fait une nette différence ! Lancez les bras sur 3 et 7 ! 1 2 3, 5 6 7 ! Exagérez le mouvement car la personne derrière ne verra rien. Now, « feel » !

Quand la musique cesse, les corps se relâchent d’un coup, les couples se détachent et chacun quitte la piste pour attraper sa bouteille d’eau.

Riches, les chorégraphies d’Edson Vallon sont innovantes et révolutionnent la salsa conventionnelle ainsi que le rôle traditionnellement confié aux femmes et aux hommes. Inspiré par la salsa new-yorkaise et le style Los-Angeles, le chorégraphe joue avec les archétypes et les détourne. Certains portés sont ainsi exécutés par les filles ! De plus, une réflexion sur le thème du travail hante chaque chorégraphie : domestiques, ouvriers en grève, clochards… Peut-on vivre de la salsa ? L’initiative courageuse et originale de Saltimambo en est la preuve.

Site internet : ex Saltimambo, devenu Studio Vuelta Nueva depuis 2011.