jeudi 15 septembre 2005

Flirter avec le bleu

C’est la guerre et pourtant le ciel est bleu.


Blouskaille, olouèze d’Élodie Lombardo
 
Dans cette première pièce exutoire, la jeune chorégraphe nous livre son obsession du bonheur : Si l’optimisme navrant nous évite une humanité dépressive, je veux continuer à y croire moi, au bonheur.

Telle une ritournelle, la pièce d’Élodie Lombardo se construit sur la répétition de séquences, immuables et interchangeables, dans une recherche désespérée de bien-être. Huit interprètes s’abandonnent dans des tableaux jubilatoires où le bonheur prend parfois un arrière goût de nostalgie: un air d’accordéon, une valse musette, une boîte à musique, des proverbes de grands-mères… Se déformant comme sur un disque rayé, les mouvements, la musique et les répliques se disloquent petit à petit. 

La vie c’est rien qu’un gros marasme circulaire peinturé en bleu.
Blouskaille, olouèze, c’est l’histoire de six personnages en quête de l’autre. Chacun recherche son pendant idéal, son âme sœur, son complément. L’épanouissement de soi est ainsi lié à la relation à l’autre: rapport amoureux, amical, fraternel. À travers des duos tactiles où l’on se lèche la joue, on se mord le cou, on se prend délicatement les bras, on s’enlace et on grimace, on se caresse et on se lâche, on s’attrape et on se repousse, les couples se font et se défont: ça commence aujourd’hui, ça recommence aujourd’hui… On reproduit les mêmes gestes avec un autre partenaire: Et vlan, dans la gueule, on sait que ça fait mal mais on recommence pareil. Frédéric Gagnon et Séverine Lombardo entament une série de portés extatiques qui rebondissent et s’élancent en suspension dans des mouvements de balancier et de va-et-vient enivrants pour atteindre un état jouissif d’apesanteur: "J’y crois moi, au bonheur, regarde comme je suis légère, regarde comme je m’abandonne, je flotte, j’exulte!" Apaisés, ils regardent ensemble en l’air.

Chacun cherche sa place auprès de l’autre et au sein du groupe. Cependant, la ritournelle grince et même travesti Frédéric Gagnon ne parvient pas à se fondre dans l’univers féminin. Malgré sa perruque blonde décolorée, il lui manque un élément essentiel pour être comme les autres et bien dans sa peau: une paire de palmes tout simplement, pour se sentir comme un poisson dans l’eau. Blouskaille alors que tout va mal: "Vas-y Fred, exige-le ton bonheur!" Un peu plus tard, Frédéric Gagnon interprète avec Nicolas Besnard le même duo dansé auparavant avec Séverine Lombardo: les mêmes caresses, les mêmes morsures, les mêmes portés entre deux hommes. Blouskaille parce que "je veux continuer à y croire moi, au bonheur".

Une accumulation de vêtements hétéroclites habille chaque protagoniste: robe, débardeur et pantalon se superposent dans un imbroglio de mixité, une ébullition de couleurs et un plaisir enfantin du déguisement. Avec humour et dérision, ce fantasme du travestissement permet de révéler les multiples facettes d’une même identité. Cette surabondance textile est d’ailleurs accentuée par le marasme capillaire des interprètes: frisettes, dreadlocks, cheveux en pétard, coiffure afro, tresses et autres mèches rebelles attisent en effet la notion du désordre composite… Liberté et fantaisie voguent sur les crânes.

Arrête de regarder par terre! Lève les yeux, regarde comme c’est beau le bleu!
Les regards dirigés vers le haut, les portés aspirant à l’aérien, huit individus flirtent avec le ciel bleu dans une transe collective. L’empilement de leurs corps forme un ensemble sculptural mouvant. Imbriqués, les éléments disparates de cette tribu de "va-nu-pieds" érigent une structure communautaire soudée qui tient en équilibre par la juxtaposition des forces en présence. On se glisse entre les autres, on se cale au milieu et on reste là. Dans une esthétique de mouvements libertaires, le collectif permet de désamorcer avec humour et tendresse les moments de détresse individuelle.

Assis de dos, les danseurs s’installent devant un écran où était projeté un ciel bleu au début de la représentation. Ils observent alors attentivement l’image du public filmé en direct et se marrent, captivés par le spectacle de ces curieuses bêtes de foire que représentent pour eux les gens assis dans la salle. La quête de l’autre en danse, c’est aussi la communication avec le public. Et le regard de l’autre, c’est aussi celui du spectateur. Pendant ce temps, une interprète (Indiana Escach) seule face au public s’égosille car "personne ne la regarde jamais, elle!" Cette parole s’entend à différents niveaux. Elle renvoie non seulement au cliché du désir narcissique de l’artiste sur scène mais aussi, par un savant transfert, au public installé dans l’ombre: "Pourquoi personne ne me regarde jamais, moi?"

L'idée du dérapage s'immisce dès la première scène du spectacle à travers le solo d’une accordéoniste en train de jouer de dos. Son dos dénudé met en relief le travail des omoplates qui s’écartent et se rapprochent, sa colonne vertébrale qui ondule, ses épaules qui se contractent. Le solo continue sans l’instrument et s’amplifie comme une automate dont le mécanisme déraille. Cette manipulation de l’accordéon – l’instrument du bonheur – qu’on triture, qu’on tord, qu’on déforme, qu’on contorsionne est reprise plus tard dans la pièce et résonne à travers les contacts entre partenaires manipulés, secoués, bousculés.

Dans Blouskaille, Élodie Lombardo décline ainsi la notion de bonheur à travers la névrose et l’obsession, le fantasme et le doute. À l’image des multiples interventions de sa sœur jumelle Séverine Lombardo, notamment dans un solo final où culmine la figure du délire à la fois orgasmique et douloureuse, Blouskaille, olouèze agit comme une exhortation au plaisir via un dédale de situations clownesques et un chaos de mouvements qui se déconstruisent. Comme un cataclysme sous un ciel bleu.

Les passages en italiques sont des citations d'Élodie Lombardo tirées du programme.

Blouskaille olouèze
Chorégraphie: Élodie Lombardo
Interprètes: Claudie Alix, Tamara Berger, Nicolas Besnard, Indiana Escach,
Frédéric Gagnon, Sonia Lareau, Séverine Lombardo, Aurélie Pédron.

Créé dans le cadre du cours Spectacle chorégraphique libre du programme de baccalauréat en danse
du 9 au 12 avril 2003 à 20h au Studio de l’Agora de la danse
840, rue Cherrier, à Montréal (Métro Sherbrooke)


Le 27 septembre 2005 à 13 h et 17 h
Maison de la Culture Frontenac - 2550, Ontario est (Métro Frontenac)

vendredi 8 avril 2005

Espaces intimes

Perceptions intimes : l’Appartement témoin de Danse-Cité

Au sein de l’association Projet in situ, le chorégraphe Martin Chaput et l’anthropologue Martial Chazallon collaborent pour mener une recherche artistique autour de la perception urbaine et produire des œuvres chorégraphiques en lien direct avec la ville. Cette expérience, répétée dans quatre grandes métropoles (Mexico, Montréal, Maputo et Marseille), se réalise à chaque fois avec des artistes locaux. Dans Appartement témoin conçu à Montréal, chaque interprète a participé au processus de création à travers un questionnaire sur sa propre perception de la ville.

Cette recherche à la fois chorégraphique, anthropologique et plastique propose « un va-et-vient entre le dévoilement de quatre intimités et nos perceptions de l’imaginaire de cette ville à la recherche des traces de la mémoire et des formes de l’oubli. Une mémoire sensorielle, urbaine, intime et collective qui imprègne les corps » (notes de programme).

Parallèlement à des jeux d’habillage et de déshabillage, les interprètes racontent des anecdotes liées aux tenues qu’ils enfilent. Chaque vêtement a son histoire : à partir des propriétaires d’origine ainsi évoqués, les danseurs incarnent une multitude d’identités. Des photos projetées sur le mur en fond de scène représentent elles aussi des témoignages, tout comme les piles de romans qui agrémentent la scénographie. Au niveau de la bande sonore, des fragments de conversations et de messages téléphoniques fusent. Le spectacle présente à ce titre un document ethnographique : une carte postale de Montréal
Crédit Photo : Nicolas Ruel

Chaque objet, chaque voix est marqué par une identité : ils introduisent sur scène des bribes de vie, des traces. La figure du danseur s’efface sous la « personnalité » du vêtement et son corps devient un accessoire au service du costume. Les habits prennent littéralement vie sous l’action des danseurs pour devenir à leur tour des sujets dansants qui remuent, vibrent et même dansent.

Les vêtements sont également utilisés pour déformer le corps des interprètes et le tapis de scène. D’une part, le corps grossit et s’arrondit sous les épaisseurs de tissu, prêt à étouffer sous l’accumulation, ou incarne des créatures sans tête qui dansent enveloppées dans un manteau trop grand avec un cintre en guise de visage. D’autre part, des masses de vêtements glissés sous le tapis de scène créent des protubérances qui troublent l’horizontalité du sol.

Les interprètes circulent entre les bosses et les brèches. Ces incisions dans le tapis opèrent une trouée dans laquelle les danseurs peuvent se réfugier ou se dissimuler, tels des marginaux disséminés dans la cité qui tentent d’emprunter des voies différentes. La ville n’implique pas seulement un moyen de s’insérer dans la communauté : elle génère également l’isolement.
Appartement témoin (2005) 
Chorégraphie et mise en espace : Martin Chaput et Martial Chazallon ;
scénographie : Maciej Fisner ; composition musicale : Laurent Maslé ; lumières : Lucie Bazzo.
Interprètes : Nicolas Filion, Philippe Lonergan, Mathilde Monnard, Maya Ostrofsky.
Une coproduction de Danse-Cité et Projet in situ (Paris), présentée au MAI du 6 au 16 avril 2005.
Extrait vidéo en ligne sur http://www.projet-insitu.com in "créations"

vendredi 1 avril 2005

Rituel orgiaque

Marie Chouinard : Les 24 Préludes et Chorale 

Les 24 Préludes de Chopin (1999)
Les 24 Préludes de Chopin s’orchestrent à travers de courts tableaux qui mettent en scène des soli, des duos, des trios et des séquences de groupe. En étroite relation avec la partition musicale, les mouvements collectifs se désolidarisent puis se retrouvent subitement à l’unisson, tout comme les doigts du pianiste Jean-François Latour sur son clavier. De la mélancolie à la frénésie, les tableaux oscillent entre le burlesque et l’émotion. Coiffés d’une crête sur la tête et déambulant d’une démarche insolite, les danseurs incarnent des créatures mi-humaines et mi-animales, dont les mouvements secs et nerveux ou répétitifs et circulaires rappellent tantôt ceux d’une basse-cour, tantôt ceux d’un rituel. Et lorsqu’un élément se démarque, le groupe, telle une marée, le récupère aussitôt pour l’absorber dans sa masse.
 
Dans Chorale, la partition musicale s’organise autour du souffle des danseurs. Une gamme chromatique propre à la respiration conjugue inspirations, expirations, spasmes et contractions, en solo, en duo et en groupe. La troupe trépigne en chœur ou dans une cacophonie vocale assourdissante. Quand le son est étouffé par une main, les vibrations se perpétuent dans le corps tel un battement cardiaque. Le mouvement s’inscrit sur le rythme de la respiration et prolonge le son comme un écho dans l’espace. Les corps soupirent, vibrent et vrombissent. De la terreur à l’extase, la palette des émotions est vaste : telles des incantations collectives, les cris, les onomatopées, les ululements et les rires confèrent à la pièce un caractère jubilatoire.

Chorale (2003)

Dans un halètement progressif, de bruyants baisers se multiplient, de plus en plus affamés. Frénétique et sauvage, la figure de l’embrassade conduit à l’étouffement. Plus tard, les interprètes se détachent en ombres chinoises, offrant au public la vision fantasmagorique d’un déchaînement orgiaque à base d’ondulations lascives et de convulsions orgasmiques : « Des êtres se rencontrent, du côté de l’informe ou du difforme, de l’étrange ou de l’inquiétant, de la grâce ou du dépouillement, du primitif ou de l’urbain »[1]. En couplant Les 24 Préludes de Chopin avec Chorale, Marie Chouinard propose un programme « doublement jouissif »[2] dans lequel la danse fait littéralement corps avec la musique pour une cérémonie tellurique et débridée où l’individu se fond dans le collectif.





Les 24 Préludes de Chopin (1999) et Chorale (2003)
Chorégraphies : Marie Chouinard ; musiques : Frédéric Chopin, Louis Dufort ; lumières : Axel Morgenthaler ; costumes : Vandal ; maquillages : Jacques-Lee Pelletier. Interprètes : Kirsten Andersen, Mark Eden-Towle, Julio Cesar Hong, Andrea Keevil, Chi Long, Carla Maruca, Lucie Mongrain, David Rancourt, Isabelle Poirier, Carol Prieur, James Viveiros. Programme présenté par Danse Danse au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts du 31 mars au 2 avril 2005.

[1] Dossier de presse, compagnie Marie Chouinard, à propos de Chorale, mars 2005.
[2] Communiqué de presse, Danse Danse, Montréal, 25 février 2005.