lundi 25 juin 2007

Chorégraphie anthropophage

Le spectacle Incarnat créé en 2005 par la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues présente une série de tableaux performatifs composés à partir de peintures de corps. Comme dans ses précédentes pièces, le corps y constitue la matière première de la danse : il s’étire, se déforme, se plisse, se contracte tel un matériau souple, sujet à métamorphose. La chorégraphe utilise également des liquides (sauce tomate et crème) pour transfigurer les corps nus de ses interprètes. Les danseurs s’enduisent ainsi tour à tour de ketchup, créant des séquences grand-guignolesques, à la fois sanglantes et burlesques. Inspirées par un livre de Susan Sontag intitulé Devant la douleur des autres, des scènes d’agonie et de torture sont stylisées sur le plateau pour se transformer en objets esthétiques dignes des martyres de Caravage. Les hurlements des danseurs semblent alors faire écho au cri de Munch, tandis que les corps d’hommes nus aux muscles tendus rappellent les tableaux et sculptures baroques.

Lia Rodrigues : Incarnat (2005) | La Ferme du Buisson
Dans cette pièce, le vocabulaire académique du ballet classique côtoie la gestuelle brute et sans compromis de la performance, provoquant un contraste et un décalage brutal entre des registres de mouvements radicalement différents. Parallèlement aux piqués, retirés, arabesques, grands jetés et autres pirouettes, les corps gémissent, grognent, reniflent, éructent et rugissent, jusqu’à emprunter les chemins de la transe et de la folie. Les danseurs se transforment en bêtes sauvages ou loups-garous, se disputant les viscères d’une femme dont les habits imbibés de ketchup sont arrachés à pleines dents, comme s’ils dévoraient ses entrailles. Au milieu des flaques de sang et des corps épars gisant sur le plateau tels des cadavres, la danse sautillante et légère de Micheline Torrès incarne la figure de l’enfance ou le pouvoir fulgurant de l’imaginaire, capable de fuir – ou de transcender – la réalité.



«Cette pièce est née des questions que nous nous sommes posées : Que ressent-on devant la douleur des autres? Quels rapports compose-t-on avec l'autre? Comment interroge-t-on ces choses et que nous répondent-elles? Qu'est-ce qui compte vraiment de nos jours? Qu'est-ce qui nous fait réagir? Qu'y a-t-il de plus terrible : 200 000 morts dans un tremblement de terre? 50 000 morts dans un attentat terroriste? 2 personnes enlevées et égorgées devant les télévisions? 5 morts non déclarés, à cause d'un conflit dans un tout petit pays? 1 condamné à mort dans une prison? La mort de son père, sa mère, sa fille? Comment le mesurer, derrière tant de nombres et de statistiques qui déferlent chaque soir? Toujours des nombres. Encore des statistiques. Est-ce encore possible de se rapprocher de l'autre si différent de soi-même? Quelqu'un qui est fait de la même matière que soi? Comment casser les barrières et recréer un territoire commun? Travailler en groupe, créer des communautés, danser, serait peut-être une forme de résistance?»

Lia Rodrigues

La danse de Lia Rodrigues repose sur l’ambivalence des images et des situations. Entre mémoire collective et expériences singulières, la douleur ne résonne pas uniquement comme une source de souffrance, mais également comme un lien communautaire et parfois même comme le nerf de la vie. Enfermé dans un sac plastique, un corps se débat frénétiquement, illustrant paradoxalement la mort et la naissance, le crime et l’enfantement. Polysémiques, les scènes oscillent ainsi constamment entre cruauté et mysticisme, entre le deuil et la délivrance, parce que l’un ne va peut-être pas sans l’autre. La représentation de l’horreur est d’ailleurs désamorcée par l’humour caustique de la chorégraphe, qui n’hésite pas à rendre visibles les berlingots de sauce tomate utilisés pour simuler le sang. Plutôt que de sombrer dans le pathos, Lia Rodrigues dresse l’état d’un monde et d’une danse qui, sous le poids de ses traditions, la perte de ses illusions et le vertige de ses images, se fissurent pour donner corps à de nouveaux imaginaires. Incarnat agit ainsi comme une morsure à même la chair, la danse et le spectateur.

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