Le spectacle Incarnat créé en 2005 par la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues présente une série de tableaux performatifs composés à partir de peintures de
corps. Comme dans ses précédentes pièces, le corps y constitue la matière
première de la danse : il s’étire, se déforme, se plisse, se contracte tel un matériau souple, sujet à
métamorphose. La chorégraphe utilise également des liquides (sauce tomate et
crème) pour transfigurer les corps nus de ses interprètes. Les danseurs
s’enduisent ainsi tour à tour de ketchup, créant des séquences
grand-guignolesques, à la fois sanglantes et burlesques. Inspirées par un livre
de Susan Sontag intitulé Devant la douleur des autres, des scènes
d’agonie et de torture sont stylisées sur le plateau pour se transformer en
objets esthétiques dignes des martyres de Caravage. Les hurlements des danseurs
semblent alors faire écho au cri de Munch, tandis que les corps d’hommes nus
aux muscles tendus rappellent les tableaux et sculptures baroques.
Lia Rodrigues : Incarnat (2005) | La Ferme du Buisson |
Dans cette
pièce, le vocabulaire académique du ballet classique côtoie la gestuelle brute
et sans compromis de la performance, provoquant un contraste et un décalage
brutal entre des registres de mouvements radicalement différents. Parallèlement
aux piqués, retirés, arabesques, grands jetés et autres pirouettes, les corps gémissent,
grognent, reniflent, éructent et rugissent, jusqu’à emprunter les chemins de la transe et de la folie.
Les danseurs se transforment en
bêtes sauvages ou loups-garous,
se disputant les viscères d’une femme dont les habits imbibés de ketchup sont
arrachés à pleines dents, comme s’ils dévoraient ses entrailles. Au milieu des
flaques de sang et des corps épars gisant sur le plateau tels des cadavres, la
danse sautillante et légère de Micheline Torrès incarne la figure de l’enfance
ou le pouvoir fulgurant de l’imaginaire, capable de fuir – ou de transcender –
la réalité.
«Cette pièce est née
des questions que nous nous sommes posées : Que ressent-on devant la
douleur des autres? Quels rapports compose-t-on avec l'autre? Comment
interroge-t-on ces choses et que nous répondent-elles? Qu'est-ce qui
compte vraiment de nos jours? Qu'est-ce qui nous fait réagir? Qu'y a-t-il de plus terrible : 200 000 morts dans un tremblement de terre? 50
000 morts dans un attentat terroriste? 2 personnes enlevées et égorgées
devant les télévisions? 5 morts non déclarés, à cause d'un conflit
dans un tout petit pays? 1 condamné à mort dans une prison? La mort de
son père, sa mère, sa fille? Comment le mesurer, derrière tant de
nombres et de statistiques qui déferlent chaque soir? Toujours des
nombres. Encore des statistiques. Est-ce encore possible de se
rapprocher de l'autre si différent de soi-même? Quelqu'un qui est fait
de la même matière que soi? Comment casser les barrières et recréer un
territoire commun? Travailler en groupe, créer des communautés, danser,
serait peut-être une forme de résistance?»
Lia Rodrigues
La danse
de Lia Rodrigues repose sur l’ambivalence des images et des situations. Entre
mémoire collective et expériences singulières, la douleur
ne résonne pas uniquement comme une source de souffrance, mais également comme
un lien communautaire et parfois même comme le
nerf de la vie. Enfermé dans un sac plastique, un corps se débat frénétiquement, illustrant paradoxalement la
mort et la naissance, le crime et l’enfantement. Polysémiques, les scènes
oscillent ainsi constamment entre cruauté et mysticisme, entre le deuil et la
délivrance, parce que l’un ne va peut-être pas sans l’autre. La
représentation de l’horreur est d’ailleurs désamorcée par l’humour caustique de
la chorégraphe, qui n’hésite pas à rendre visibles les berlingots de sauce
tomate utilisés pour simuler le sang. Plutôt que de sombrer dans le pathos, Lia
Rodrigues dresse l’état d’un monde et d’une danse qui, sous le poids de ses
traditions, la perte de ses illusions et le vertige de ses images, se fissurent
pour donner corps à de nouveaux imaginaires. Incarnat agit ainsi comme
une morsure à même la chair, la danse et le spectateur.
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