mercredi 30 septembre 2009

La "french touch" chorégraphique...

Les spectacles de danse européens sont quasiment caricaturaux tant ils sont déroutants, voire insondables. Plonger dans un spectacle de danse européen, c’est un peu comme regarder un film de Jean-Luc Godard : on n’est pas certain de tout comprendre et souvent l’ennui nous guette… Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, on est confronté à des objets artistiques originaux et insaisissables, qui exigent une attention particulièrement soutenue, des œuvres énigmatiques dont il nous manque parfois un mode d’emploi ou un décodeur.

La France était l’invitée de l’Agora de la Danse cet automne dans le cadre de sa série « Destination : Danse ». L’Agora de la danse accueillait à cette occasion quatre chorégraphes français choisis dans le cru 2008 des Rencontres Internationales de Seine-Saint-Denis : Nacéra Belaza, Fabrice Lambert, Julie Nioche et Pierre Rigal. À la sortie de ces spectacles, le public semblait perplexe, sans doute déboussolé dans ses habitudes. Malgré leur esthétique épurée, ces œuvres témoignent de rigoureuses recherches chorégraphiques.

Matter de Julie Nioche | Crédit photo : Jérôme Delatour
Avec Matter, Julie Nioche présente une œuvre visuelle plus que chorégraphique dans laquelle quatre danseuses enfilent d’impressionnantes robes de papier blanc conçues par Nino Chubinishvili. Cet habillage consciencieux s’effectue tel un rituel, une étrange cérémonie. Attribut féminin par excellence, la robe évoque une féminité imposée ou idéalisée, tandis que le blanc renvoie à la pureté et à l’innocence juvénile d’une poupée, d’une communiante, d’une vierge ou d’une jeune mariée.

Chaque danseuse demeure immobile, sage et docile, dans son carcan immaculé. L’univers graphique de la pièce repose sur le contraste entre le blanc angélique de ces robes et du tapis de scène et le noir qui recouvre peu à peu l’intégralité du plateau. L’étonnante scénographie conçue par Virginie Mira consiste en effet à déverser sur scène des trombes d’eau qui se diluent progressivement avec de l’encre noire. Sous l’effet des gouttes d’eau, le papier épouse tout d’abord le corps des danseuses, avant de se dissoudre progressivement et de dévoiler leur peau. La posture des danseuses, comme leur vêtement, glisse alors de la position hiératique, digne, impeccable et droite, à la distorsion et à l’épuisement sous l’action répétée de la chute. Les corps se métamorphosent alors, tout comme le costume qui se déchire, se dissout et se salit au contact de l’eau puis de l’encre.

Matter de Julie Nioche | Crédit photo : Jérôme Delatour

Ce projet de collaboration international réunit la jeune chorégraphe française et trois homologues norvégienne, indienne et marocaine autour de la question de la féminité. Matter est le résultat de leur expérience partagée, avec leur histoire et leur culture respectives intimement liées au contexte familial, social et politique de chacune. À la féminité de Julie Nioche se combine donc celles de Mia Habib, Rani Nair et Bouchra Ouizguen.

Dans sa précédente performance intitulée Les Sisyphe, la chorégraphe invitait 10 à 100 individus à sauter pendant 20 minutes sur la chanson « The end » du groupe The Doors, entraînant les corps dans une dépense physique extrême jusqu’à l’épuisement. Cette démultiplication des « individus en mouvement » permet de dépersonnaliser un propos en le déclinant sur différents corps afin d’en multiplier les points de vue, les sensibilités et de livrer différents témoignages d’une même expérience. La chorégraphe construit ainsi ce qu’elle appelle une « identité combinée », que ce soit à travers une centaine d’individus s’épuisant pendant vingt minutes sous l’action répétée du saut ou à travers quatre femmes perdant leur robe de papier sous une pluie d’eau.

Autre contrainte gestuelle radicale avec Le Cri de Nacéra Belaza qui consiste à répéter un même mouvement dans un crescendo obsédant : un balancement de bras se réitère de manière obsessionnelle, étirant progressivement l’amplitude du geste. Un cri silencieux semble s’arracher du mouvement comme une douleur lancinante. Refusant l’artifice du geste dansé, Nacéra Belaza se concentre sur un seul mouvement et le fait évoluer tout au long du spectacle.

Toujours le même mouvement qui s’amplifie et s’enracine dans les corps et dans l’espace à travers une transe à la fois enivrante et inquiétante. Deux danseuses, Nacéra et Dalila Belaza, exécutent à ce titre de manière synchronique, le même mouvement, livrant ainsi leurs corps à un rituel relevant de l’exercice et de l’expérience sensorielle, non sans rappeler la tradition des derviches tourneurs ou encore le troublant Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker, plongeant alors le spectateur dans un état d’hypnose et de résonance kinesthésique.


Quant à Fabrice Lambert, avec Abstraction et Gravité, il présente deux des 26 courtes pièces chorégraphiques qui compose son vaste Abécédaire entamé depuis 2005 autour du corps dansant. Difficile de distinguer les deux mots car dans sa gestuelle, froide et minimale, tout est affaire d’abstraction et de gravité. Dans le premier solo, le corps du danseur drapé dans un étrange costume blanc et bouffant devient une créature déshumanisée qui se meut dans un espace neutralisé, noyé dans l’abstraction pure. Dans le second, l’ombre du danseur se détache sur le reflet vidéo d’une flaque d’eau. Ce jeu sur l’image permet à l’interprète de s’extirper progressivement de la gravité.
Fabrice Lambert | G comme Gravité
Abécédaire (2008) | Crédit photo : Sarah Zhiri
Tous ces spectacles jouent davantage sur la perception que sur la forme. Force est de constater que nos confrères européens investissent davantage dans la recherche et la création. Leurs œuvres, bien qu’épurées, voire minimales, n’en demeurent pas moins profondes et riches tant au niveau de la réflexion qu’au niveau de la créativité gestuelle.

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