vendredi 12 octobre 2001

Danse avec les ogres

Il était une fois un royaume parfait dirigé par le ridicule prince Dulac. Tout y est « prospère et pur » : l’entrée est payante, avec des tourniquets tout propres. Tout y est uniforme, lisse et rectiligne. À l’image du Roi Soleil, le règne de Dulac transparaît à travers la danse. Les chorégraphies sont ordonnées, orthonormées et symétriques à souhait. L’harmonie des proportions est telle que tous les danseurs ont la même taille et la mécanique de leurs pas ressemble plutôt à une marche militaire.


Afin de garantir l’homogénéité et la pureté de son royaume, le prince Dulac vient de signer un avis d’expulsion concernant toutes les créatures féeriques. Le palais est ainsi « nettoyé » de ses lutins, chaperons rouges, méchants loups, sorcières, fées clochettes et autres animaux parlants. Un vent de délation traverse tout le pays : contre dix shillings, le vieux Gepetto se débarrasse de Pinocchio tandis qu’un fermier vend ses trois petits cochons... Tous sont embarqués dans des convois et abandonnés près d’un marécage où vit Shrek, un ogre ermite…

Entièrement réalisé par des images de synthèse, ce dessin animé donne lieu à de minutieuses et complexes chorégraphies des rictus. Les visages hyper mobiles sont garnis d’une variété de moues impressionnante et d’une panoplie d’expressions amovibles. Depuis la comédie musicale à la française singée par Robin des bois (incarné par un Français à l’accent à couper au couteau et doublé dans la version originale par Vincent Cassel) qui tente de reproduire un enchaînement de chorus line sur un air de bourrée auvergnate (lignes, canons, combinaisons béjartiennes dans l’espace…). Jusqu’aux scènes de combats, inspirées par les ballets de Bruce Lee, enrichies du fameux arrêt sur image pendant un travelling panoramique de 360° (empruntée à la technique de Matrix) et des cascades façon Yamakasi.


Bien plus qu’un anti-dessin animé (où le prince Dulac est un nabot complexé, mesquin et lâche, où la belle princesse rote et où l’ogre se torche avec les pages d’un conte de fée), Shrek, le Gargantua du XXIe siècle, est un anti-ballet. Véritable hymne aux danses populaires, il redonne (tel un Jérôme Bel dans The Show must go on) ses lettres de noblesses à la macarena, interprétée avec précision par les sept nains, et la danse hip hop devient une référence (les trois petits cochons breakent comme des oufs). Signe de ralliement, ces danses de liesse et danses de rues se dressent contre le pouvoir monarchique. Anticonformistes, elles représentent un signe de liberté (sexuelle et individuelle) à la fois fédérateur et dissident. Shrek (et ses pas de deux insolites entre un Obélix et une Lara Croft) est ainsi un manifeste de la chorégraphie disproportionnée, libre et improvisée, dictée par l’expression du plaisir : l’éternel mythe dionysiaque bouleversant l’harmonie apollinienne. Malgré un fond de morale américano-humaniste : « Les apparences et les préférences ont trop d'importance, acceptons les différences ».


Le site officiel en anglais avec animations flash, jeux et coloriages interactifs : http://www.shrek.com
Sur le site du festival de Cannes 2001 : http://www.cannes-fest.com/2001/film_shrek.htm

vendredi 20 juillet 2001

Cinq danseuses et un playmobil

Une énergie fulgurante se dégage des cinq filles qui surgissent soudain alors que le plateau était encore désert et silencieux deux secondes plus tôt. Elles se déplacent rapidement, traversent l’espace et s’installent. Ce (dé)placement est réalisé tel un geste ordinaire de « mise en route ». Les interprètes se mettent au travail. Et, précisément, une fois placés, elles ne font rien… 

Cet atelier du rien est un tableau qui revient régulièrement rythmer les différentes séquences de travail du spectacle. Car c’est justement en ce « rien » que consiste tout l’exercice de la compagnie : observations cliniques, essais biologiques, dissection et agrandissement du, autour de, sur le « gratuit », via l’exploration du sème « désœuvrer » en opposition à la notion de « produire » (notamment une œuvre chorégraphique). 

Laboratoire du désœuvrement
Dans cette première « œuvre », Petra Sabisch – la seule chorégraphe dont le CV débute par une rencontre, en 1973, avec un Playmobil (Cf. sa "petite chronologie des circonstances personnelles") –, interroge donc la dichotomie travail/non-travail de manière quasi-scientifique (schémas, définitions, graphiques et vecteurs à l’appui, projeté sur un écran, tel un sous-titrage de la chorégraphie). Les interprètes portent toutes un tee-shirt bleu ciel (couleur des beaux jours, de l’été, des vacances, de l’oisiveté) et un pantalon gris (la grisaille, l’uniforme, le routinier, la besogne).

Quant au Playmobil, il porte un casque de chantier, à la fois jouet condamné à l’immobilité perpétuelle du corps ouvrier prêt à « construire ». À eux six, ils tentent de discerner l’acte productif de l’acte gratuit, comme le « travail » considérable effectué tout au long de la représentation par une cafetière électrique comparé à l’action si rudimentaire d’appuyer sur un bouton. Sur scène comme dans la rue, les interprètes commettent ainsi une série d’actes résolument improductifs : jouer à l’élastique, glander, penser ou trottiner, s’asseoir et ramper parmi les passants pressés.

Telle une biologiste munie d’un microscope polarisant, Petra Gabisch examine et morcelle le mouvement jusqu’à l’épurer dans une forme minimale irréductible. Un danseur immobilisé a toujours les paupières qui respirent et le pouls qui vibre. En anesthésiant le reste, ce sont ces mouvements essentiels qui apparaissent soudain et que la chorégraphe choisit de mettre en avant. À travers ce laboratoire, elle analyse « l’acte », dans l’art comme dans la vie en général.


Est-ce qu’un acte dansé implique nécessairement une dépense extrême d’énergie ? 

Le tableau vivant de cinq filles qui ne font rien semble prouver le contraire : en effet, il relève à la fois d’une subtile composition scénique (comment occuper tout l’espace sans bouger ?), d’un périlleux parti pris esthétique, d’au moins plusieurs heures de réflexion et, surtout, d’un indéniable jeu d’interprétation, voire même d’un entraînement physique ! En revanche, quoi de plus futile que de jouer à l’élastique ? Pourtant, à travers cette récréation-performance entrent en jeu des notions, non seulement, propres au travail, mais aussi communes, notamment, à l’acte de danser, telles que : la réitération de séquences gestuelles identiques, la prouesse du succès de l’entreprise engagée et l’épuisement des actions effectuées. Et puis, arrive toujours, fatalement, le moment où le niveau de l’élastique devient beaucoup trop élevé pour réussir à sauter par-dessus : l’acte manqué ?

Le mouvement est ainsi étudié à travers sa bipolarité fondatrice : d’un côté, le relâchement extrême (et tout le paradoxe qu’induit le travail de désœuvrement permettant cet état de corps particulier) et, de l’autre, une tension poussée à son degré ultime. Ces deux qualités grahamiennes du mouvement (le fameux "contract/release"), personnifiées par les deux accessoires clefs du spectacle (le Playmobil et l’élastique), sont également mises à l’épreuve dans le corps de l’interprète. Une séquence consiste d’ailleurs à reproduire le trajet fluide et souple qu’opère l’élastique une fois lancé dans l’espace. A contrario, lorsque les corps se mettent à danser de manière synchronique, le geste devient aussi mécanique, froid et uniformisant que celui du Playmobil, raide et docile. Ce ballet cauchemardesque dicté par les contraintes articulaires du jouet se clôt sur une savoureuse expérimentation autour de la chute dudit Playmobil : contrairement à l’élastique qui semble absorber progressivement le sol, il tombe d’un bloc sans aucun amorti.

Enfin, Le laboratoire du désœuvrement invite à partager un temps de relâchement, un temps non compté, un « hors » temps, un temps pour soi. Une interprète ouvre la fenêtre pendant ces tableaux de ressourcement. L’air frais s’engouffre alors dans la salle close et sur scène. Outre l’odeur du café qui infuse les narines, ce contact vers l’extérieur réintroduit sur scène, les bruits familiers du train, des oiseaux, des passants, qu’on n’entend même plus au quotidien. Prendre CE temps et y goûter. Un moment commun offert au public et aux interprètes. Un recueillement régénérant, propice à l’introspection. À la fois une sensation de bien-être et une angoisse surgissent de ce temps qui passe. Inexorablement. 

Laboratoire du désœuvrement
Compagnie Petra Sabisch

Conception, réalisation : Petra Sabisch
Interprètes : Kim-Lien Desault, Annick Faucogney, Sandrine Jacquemont,
Isabelle Martinetti, Marion Michel
Assistante régie-plateau : Claire Lecaplain
Du 19 au 28 juillet 2001 à 21h15
Festival « Nous n’irons pas à Avignon »
Gare au Théâtre
13, rue Pierre Sémard
94400 Vitry-sur-Seine

mardi 6 mars 2001

Le Tabloïd des Anges

Récit d’une aventure chorégraphique à travers la perception 

VOYAGE n. m. – lat. viaticum 1. Déplacement d’une personne qui se rend en un lieu assez éloigné. 2. (1445) Course que fait un porteur pour transporter qqn ou qqch. 3. (1966) FIG. Etat provoqué par l’absorption d’hallucinogènes. 

Bien plus qu’une simple représentation, la compagnie Ça d’Hervé Diasnas propose un délicieux voyage à travers la perception. 

FIL n. m. – lat. filum (…). Ne tenir qu’à un fil, à très peu de chose, être fragile, précaire. – Fil d’Ariane (de la pelote de fil qu’Ariane remit à Thésée pour lui permettre de ne pas s’égarer dans le Labyrinthe) ; fil conducteur ; fil rouge : ce qu’on peut suivre pour se diriger. 

Avant même de pénétrer dans la salle, une main surgit d’un rideau noir : présentant deux anneaux de fil, elle attend que des index s’y introduisent. Les spectateurs disparaissent alors deux par deux, accueillis en terrain inconnu par les danseurs eux-mêmes. Dans la pénombre, les hôtes du lieu éclairent le chemin grâce à des lanternes. Mi-anges, mi-officiant, ils portent de longues blouses blanches et marchent à pas glissés. D’étranges lunettes, en forme de petites passoires, dissimulent leurs yeux et semblent élargir leur champ de vision, à la manière des multiples facettes de l’œil d’une mouche. Guidé par le bout d’une ficelle, le voyageur, enveloppé dans une atmosphère sonore, déambule entre de hautes statues sombres. Puis, il est doucement invité à s’asseoir sur une estrade installée en plein milieu de la scène, le cœur du spectacle. 

ŒIL, plur. YEUX n. m. – lat. oculus 1. Organe de la vue (globe oculaire et ses annexes). 2. PAR EXT. Regard. Chercher, suivre qqn des yeux. 3. coup d’œil. – PAR EXT. Vue qu’on a d’un point sur un paysage. => point de vue. 4. FIG. Attention portée par le regard. « Une ville qui par sa situation attire l’œil du voyageur » (Balzac). 

Perturbé dans son orientation, le spectateur devine les gradins de la salle qui lui font face. Les règles sont inversées : la danse se déroule dans les tribunes vides tandis que le public se blottit au centre du plateau et devient même éclairagiste le temps d’un solo. Les interprètes dansent parfois si près que l’observateur sent l’air qu’ils déplacent sur leur passage, le souffle de leur respiration, l’odeur du coton qui les enveloppe, les remous du tissu permettant d’apercevoir quelques mots inscrits sur les corps. À la fois très proche et vaste, puis soudain lointaine et micro-détaillée, la danse frôle ou s'écarte du public, se jouant de la perspective, oscillant entre le gros plan et le point de fuite, passant de l’ensemble du corps à la segmentation. D’ailleurs, à l’entrée, les « guides » ont muni chaque visiteur d’une paire de petites jumelles de théâtre.

MAIN [më] n. f. – lat. manus ¤ Partie du corps située à l’extrémité du bras et munie de cinq doigts. 1. La main, organe du tact. Toucher, caresser. Mains qui tâtent, massent, palpent. 2. La main, organe de la préhension. Prendre, tenir. 3. La main, exécutant des gestes expressifs, symboliques. 4. La main, servant à donner, à recevoir. Glisser un billet dans la main de qqn.

Au loin, perchée sur les cimes des gradins inoccupés, débute une danse à six mains, hypnotique, à suivre à l’aide des jumelles. Les doigts se métamorphosent, les poings dessinent l’espace, les paumes se transforment, les phalanges se courbent et se crochètent pour évoquer des formes, des étoiles, des bonhommes et des visages.

« Le concept de micro-chorégraphie suppose, selon moi, une notion de point de vue au sens propre du terme. C’est pourquoi, certains dispositifs sont mis en place afin d’"a-percevoir" la danse au moyen d’optiques singulières, dévoilant celle-ci de manière "extra-ordinaire" » (Hervé Diasnas)
 
LANGUE n. f. – lat. lingua 1. Organe charnu, musculeux, allongé et mobile, placé dans la bouche. La langue, organe du goût. Avoir la langue bien pendue. Ne pas avoir la langue dans sa poche. Ne pas savoir tenir sa langue. Avoir un mot sur le bout de la langue. Avoir un cheveu sur la langue. Se mordre la langue. PROV. Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. 

Puis, un solo magistral, d’une microscopie magistrale, dansé derrière un miroir grossissant, met en scène une langue. Cette chorégraphie linguale peut être observée à travers la paire de jumelles. Les lèvres s’ouvrent et se ferment comme des rideaux de scène, afin d’offrir un numéro d’une virtuosité prodigieuse. Le palais devient l’espace d’un micro-théâtre : roulée, pointée, plane, la langue se plie et se déplie, se cabre, se cambre et se convulse, s’étire et grimace, danse avec un fluide époustouflant ou marque des arrêts stroboscopiques d’une précision foudroyante.


TRANSPORT n. m. – lat. transportare, de portare « porter ». (I) Fait de déplacer ou d’être déplacé => mouvement. (II) FIG. Vive émotion, sentiment passionné (qui émeut, entraîne) ; état de la personne qui l’éprouve => élan, enthousiasme, exaltation, ivresse.

Tout au long de cette expérience sensible, le public est transporté. Au sens figuré comme au sens propre, puisque les sièges glissent sous l’action des danseurs, transformant ainsi constamment, entre proximité et éloignement, le cadre de la salle. Tantôt alignés, tantôt en cercle, les corps des spectateurs sont déplacés tandis que les regards se croisent, s’échangent et se décroisent. Les volumes se dérobent : mouvants, ils s’élargissent, se rétrécissent et s’évanouissent sous la stature impassible des sculptures immobiles. Les repères spatiaux sont bousculés, tout comme le déroutant solo de cette danseuse dont les cheveux recouvrent entièrement le visage. Impossible de discerner le dos de la face dans cet espace en permanence redéfini. 

À la fin du périple, le spectateur est reconduit vers la sortie, toujours mené par un bout de ficelle et quelques lanternes. Une retraite dans le noir. Pour tout applaudissement, le silence de quelques pas feutrés et la discrétion du recueillement. Dans le couloir, une petite enveloppe se glisse entre les doigts. Au lieu des bravos de la foule en délire, les interprètes remercient leur public avec la poursuite d’un songe et, en cadeau, la légèreté d’une plume. 

LEVITATION n. f. – lat. levitas ”légèreté” 1. PARAPSYCHOL. Élévation d’objet pesant, spécialement le corps humain, par un procédé psychokinétique. Lévitation d’un yogi en état de transe. 2. PHYS. Soulèvement d’un corps en l’absence de liaison matérielle. Lévitation magnétique.

Compagnie Hervé Diasnas : Le Tabloïd des Anges
Exposition chorégraphique pour six danseurs et un plasticien

Direction artistique : Hervé Diasnas - Sculptures-installations : Christian Lapie
Avec : Valérie Lamielle, Laurence Langlois, Bruno Pradet, Christian Ben Aïm,

Eric Fessenmeyer, Hervé Diasnas, Juliette Trouillard
Musique : création sonore d’Hervé Diasnas et Thierry Rallet (régie son)
Costume : Véronique Didier - Création lumière : Julia Grand - Régie Lumière : Jean-Luc Mincheni

lundi 12 février 2001

Joséphine Baker : La Diva du Charleston


E

n 1925, Joséphine Baker débarque à Paris avec la Revue Nègre au Théâtre des Champs Elysées. Son irrésistible strabisme, son charleston endiablé et, un an plus tard, son illustre ceinture de bananes, font fureur. Sa vie la mènera jusqu’en 1975 à Bobino où, à 69 ans, elle irradie encore la foule en délire. Pour les 75 ans de la Revue Nègre et les 25 ans de sa disparition, les propriétaires du Château des Milandes, ancienne demeure périgourdine de Joséphine Baker, présentent une nouvelle exposition dans le lieu même où fut créé le mythique spectacle :
Joséphine monte à Paris
Music Hall & paillettes
 
Ainsi, jusqu’au 28 février 2001, une visite au Théâtre des Champs-Elysées constitue un délicieux pèlerinage. L’espace Drouot Montaigne est transformé en une véritable caverne d’Ali Baba : photographies, dessins, peintures, affiches, lithographies, gravures, lettres, autographes, partitions, ouvrages, disques, films, mais aussi costumes de scène, robes de soirée, bijoux et effets personnels ponctuent le parcours intrigant d’un destin exceptionnel.

Dès 1926, outre des poupées dessinées à son effigie, la vedette commercialise sa propre gamme de produits cosmétiques : l’huile solaire la « Baker-oil » ; le « Bakerfix », une gomina en poudre « qui remplace les lotions, sans adjonction d’eau », également disponible en pot et en tube ; et enfin le « Bakerskin » qui remplace le bas de soie. La mode « Joséphine » est lancée et, pas moins d’un an après son arrivée en France, un cabaret parisien s’ouvre à son nom rue Fontaine.

En 1927, les premiers mémoires de l’artiste, écrits par Marcel Sauvage et illustrés par Paul Colin, sont publiés alors que « la créatrice du charleston et l’idole des foules » triomphe, à 21 ans, dans la nouvelle revue des Folies Bergères. Miss Baker entre dans la légende.

À partir de 1930, la chanteuse vante les mérites de diverses marques publicitaires : « J’ai deux amours… Mon auto cuiseur et mon perco thermos » ; « Joséphine Baker est enregistrée chez Columbia et écoute ses disques sur le radio-gramophone Columbia » ; « C’est à la lotion Garnier que je dois la santé de mes cheveux ». Son visage illustre même un camembert baptisé « Charleston » !

Connue et acclamée dans le monde entier, le public parisien demeure fidèle à l’artiste qu’il a découverte au Théâtre des Champs Elysées et consacrée aux Folies Bergères. Miss Baker le lui rend bien avec un tube créé en 1931 au Casino de Paris pour le spectacle « Paris qui remue » : « J’ai deux amours, mon pays et Paris ». En 1934, elle joue, danse et chante La Créole d’Offenbach au Théâtre Marigny et tourne « Zouzou » avec Jean Gabin. Pendant la seconde guerre mondiale, elle illustre un comportement exemplaire à travers son engagement dans la Résistance. En 1956, elle présente ses premiers adieux sur la scène de l’Olympia… où elle revient en 1959 puis en 1968. Elle décède en 1975 lors de son grand retour à Bobino après 17 représentations triomphantes. 

Une petite salle sur la mezzanine permet de se recueillir. Son obscurité contraste avec le clinquant et les lumières du reste de l’exposition. Ambiance tamisée… Les visiteurs montent l’escalier un par un et découvrent dans la galerie des photos nues de Joséphine, des clichés inédits signés Lipnitzki, prises en 1926 dans l’atelier de Paul Colin.

Enfin, la petite Joséphine élevée dans un ghetto noir de Saint-Louis est devenue déléguée de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme et maman adoptive universelle d’une tribu arc-en-ciel de douze enfants d’origines différentes. De plus, elle participa, le 28 août 1963, à la marche de protestation contre la discrimination raciale et pour la reconnaissance de l’égalité des droits civiques parmi les 200 000 personnes qui entourèrent Martin Luther King ce jour-là. 

Au-delà du divertissement et des strass, Joséphine Baker, militante et engagée, a véhiculé un message d’espoir d’entente entre les peuples et a livré, tout au long de sa vie et de sa carrière, une farouche bataille contre le racisme. L’exposition se clôt sur l’hommage de plusieurs mannequins, dont Naomi Campbell et Linda Evangelista, grimées pour l’occasion à l’image de Joséphine Baker et photographiées par Peter Lindbergh. Non seulement, la renommée de la reine du charleston est internationale mais en plus elle demeure intacte avec le temps.

Jusqu’au 28 février 2001 : à l’Espace Drouot Montaigne
Théâtre des Champs Elysées 
15, avenue Montaigne - 75008 Paris - M° Alma Marceau

samedi 10 février 2001

Printemps sacrés

Le Sacre du printemps est un ballet chorégraphié en 1913 par Vaslaw Nijinski sur une musique composée par Igor Stravinsky. L’argument imaginé par le compositeur est le suivant : pour célébrer l’arrivée du printemps, un groupe de jeunes filles vierges exécute des danses sacrées. La cérémonie consiste à désigner l’une d’elle en vue de la sacrifier et bénir ainsi la terre nourricière. « L’Élue » débute alors une danse frénétique jusqu’à mourir d’épuisement. Bien qu’on ne compte désormais plus les reprises de ce spectacle par d’innombrables chorégraphes, l’œuvre la plus célèbre de Nijinski rencontre pourtant à sa création l’hostilité du public et provoque un charivari tel dans la salle du Théâtre des Champs-Élysées que le ballet disparaît de l’affiche après seulement huit représentations.



À l’époque, le ballet fait scandale. D’une part, la partition de Stravinsky opère un bouleversement esthétique radical. Pour donner un caractère primitif à son morceau, le compositeur assemble des éléments musicaux hétéroclites, ce qui produit, sur le public de 1913, un effet acoustique inhabituel : superposition d’harmonies, mélodies contrastées, timbres bruts, rythmique irrégulière… D’autre part, la violence des pas de danse réalisés offusque une grande partie de la salle. Nijinski impose aux danseurs une chorégraphie qui rompt avec l’harmonie convenue de la danse classique : les mains sont crochues, les corps tordus, les membres dissociés, les articulations anguleuses, « Les positions, traditionnellement en dehors, se tournent vers l’en dedans, les sauts s’aplatissent pour renforcer l’atmosphère pesante et la difficulté à s’arracher à sa condition (…) Les mouvements d’ensemble jouent sur des asymétries » (Marie-Claude Pietragalla, La Légende de la danse, Paris : Flammarion, 1999, chapitre « Nijinski ou l’avant-garde maudite », p. 130). 

La version du Sacre du Printemps de Nijinski (1913)
reconstituée par Millicent Hodson en 1987 avec le Joffrey Ballet

Solo de l'Élue interprété par Marie-Claude Pietragalla :

« Il est vrai que l’essence même de la danse sert d’argument à la pièce, à savoir son origine rituelle et parfois sacrificielle : cela peut expliquer l’attirance naturelle des chorégraphes pour cette œuvre-clé, au-delà de la rupture entre classicisme et modernité qui la caractérise » (Fabienne Arvers, programme du vidéodanse du Centre Georges Pompidou, janvier-février 2001, p. 23).

 

La multitude des relectures et autres ré-appropriations du Sacre du printemps par tant de chorégraphes atteste l’importance de cette œuvre magistrale. Presque 50 ans après Nijinski, Maurice Béjart propose, en 1959, sa propre version. Elle se caractérise par l’insertion d’un Élu masculin. Sa chorégraphie souligne ainsi un affrontement des sexes : les hommes agressifs et puissants s’opposent aux femmes craintives, « cette dualité à la fois antagoniste et complémentaire trouvant l’équilibre idéal dans l’union du couple » (Dictionnaire de la danse, Larousse, 1999, p. 632).

Le Sacre du printemps, revu et corrigé par Maurice Béjart en 1959
Duo final qui célèbre "l'union du couple" :


En 1975, dans la version de Pina Bausch, le sol est recouvert de tourbe. Les hommes sont torses nus et en pantalons noirs, les femmes en combinaisons blanches, la danse est convulsive, les mouvements se répètent de manière obsessionnelle. « De mains en mains circule nerveusement une étoffe rouge sang dont l’ultime détentrice sera l’Élue. (…) Les corps en sueur sont de plus en plus maculé [de terre], comme si s’inscrivaient sur chacun les stigmates du supplice qui attend l’Élue dont tout le groupe se fait complice » (Dictionnaire de la danse, op. cit., p. 633).

Le Sacre du printemps, version Pina Bausch (1975)
Solo final de l'Élue interprété par Malou Airaudo :

 
À voir : 
Les Printemps du Sacre : documentaire réalisé par Jacques Malaterre, avec des extraits des chorégraphies de Vaslaw Nijinski, Léonide Massine, Mary Wigman, Martha Graham, Mats Ek, Maurice Béjart et Pina Bausch (La Sept, 1993).

lundi 5 février 2001

Le Sacre d'un cheval

Créé en 1984, le Théâtre équestre Zingaro porte le nom d’un magnifique cheval, un frison noir, partenaire de Bartabas. Leur premier spectacle, intitulé Cabaret équestre, joué de 1984 à 1990, réunit sur la piste non seulement des chevaux et des hommes, mais aussi un chameau, des oies et des oiseaux de proie. Avec Opéra équestre (1991), Bartabas conjugue des numéros de voltige sur des chants berbères et géorgiens. Chimère (1994) se consacre à l’univers indou du Rajasthan. Dans des parures, turbans et drapés aux couleurs chaudes, chevaux et cavaliers se mêlent sur la piste, au gré des notes des chanteurs et musiciens indiens qui les accompagnent. Le spectacle Éclipse, créé en 1997 avec des danseurs, s’oriente vers l’Asie et joue sur les contrastes entre noir et blanc, ombre et lumière, le tout au son de musiciens et chanteurs traditionnels de Corée. L’illustre cheval Zingaro meurt durant la tournée internationale de ce spectacle.  

Triptyk en 2000 est un hommage à cette disparition, cette absence. Le Sacre du printemps et La Symphonie des Psaumes d’Igor Stravinsky, puis le Dialogue de l’ombre double de Pierre Boulez illustrent le récit d’un sacrifice, d’une perte. Outre les partitions musicales, le spectre du cheval fétiche s’inscrit à travers la scénographie : des sculptures blanches évoquent des squelettes chevalins. Ni accessoire, ni instrument, le cheval est sujet, muse, héros et cœur du spectacle. Même disparu, il demeure, plus qu’un partenaire, un alter ego.

Pour cette nouvelle création, Bartabas confronte ses chevaux à une partition métronomique : l’œuvre musicale est écrite et enregistrée. Cette fois, les musiciens ne sont plus sur scène pour se caler en fonction des retards ou avances de l’animal. Ils ne « suivent » plus les mouvements du cheval. Néanmoins, un troublant tableau présente justement quatre chevaux albinos librement lâchés dans l’arène : sans selle, ni encolure, ils improvisent paisiblement, folâtrent et se roulent dans la terre rougeâtre. La séquence semble alors étrangement chorégraphiée alors qu'elle est pourtant (paradoxalement) vouée à l'improvisation.

Réactions à chaud à la sortie du spectacle…
Entrevues de spectateurs

Tous viennent pour la première fois au Théâtre équestre d’Aubervilliers. Certains ont lu des articles dans Télérama, d'autres ont vu des extraits et interviews à la télévision.
Qu’est-ce qui fut inattendu pour vous ?
G : J’ai été surprise… mais je n’ai rien compris à l’histoire (si il y en avait une). L’inattendu a plutôt été du côté des rituels [Dans Triptyk, Bartabas met en scène des danseurs de kalaripayatt, un art martial du Kerala, un état du sud-ouest de l’Inde. Jadis pratiqué par les soldats des princes du Kerala, cette discipline physique et spirituelle demande dix années de travail et n’est pas destiné au spectacle, elle recouvre un état d’esprit].
J : Ce spectacle allait au-delà de l’idée vague que je m’en faisais. Il ne s’agissait pas de montrer des chevaux bien dressés, des cavaliers émérites et acrobates mais de les intégrer dans un propos où l’homme et le cheval se répondaient l’un l’autre, à égalité.
L : je ne m’attendais pas à voir un tableau sans cheval.

Que retiendrez-vous de ce spectacle ?
J : Le récit chorégraphique d'une histoire d'amour entre l'homme et le cheval. Leur communion par la danse et la musique. Le Sacre du printemps ressenti comme un rituel païen et primitif où danseurs et chevaux se cherchent, s’affrontent avec sauvagerie avant de trouver leur harmonie et leur épanouissement dans l'acte de vie. Ballet vivant et spectaculaire. Le Dialogue de l’ombre, où l’homme semble pleurer son ami cheval, représenté par des carcasses blanches, seul véritable décor du spectacle. Plastiquement beau mais un peu long. En plus, la musique de Boulez, faut aimer et… je n'y suis pas sensible. La Symphonie des Psaumesle rapport homme-cheval semble prendre une dimension métaphysique voire mystique. Pour Bartabas, le cheval serait-il devenu l’avenir de l’homme ? Ou par lui, le salut ? Faute de tout comprendre, on peut s'interroger… En tout cas, certainement la pièce (et la musique) la plus émouvante du spectacle.

Crédit photo : Antoine Poupel
Quelle(s) scène(s) vous a marqués ?
L : Les pyramides humaines qui se transforment sans cesse sur le dos des chevaux qui, eux, continuent de tourner, puissants et solides.
G : La scène où les femmes mettent une carotte dans leur bouche avant de la mettre dans les gueules de leurs chevaux tout blanc…
J : Tout d’abord, le ballet des chevaux blancs, notamment le moment où, spontanément, ils s'allongent sur le sol pour être enlacés par les danseurs. Et l'apparition à la fin du spectacle de Bartabas, vêtu d'une robe noire, seul, sur son cheval esquissant sur place, des pas de danse dans un silence quasi religieux avec pour seul accompagnement, le bruit des sabots. Magique.
Crédit Photo : Antoine Poupel
Connaissiez-vous Le Sacre du printemps de Stravinsky auparavant ? En aviez-vous déjà vu une version en spectacle ? Si oui, laquelle et que vous en reste-t-il ?

J : Pour moi, Le Sacre, c'était la version Deutsche Grammophon de 1977 dirigée par Karajan. Très intériorisée et pourtant d'une grande force dynamique, bref exceptionnelle ! Celle de Pierre Boulez me semble plus analytique, d'une plus grande rigueur, moins romantique aussi; néanmoins, classe !

E : Je me souviens de la version du Sacre de Nijinski à l’Opéra de Paris. Le rôle de l’élue était interprétée par Marie-Claude Pietragalla. À la fin, elle exécute une série de sauts extrêmement épuisante, c’est la scène du sacrifice. J’ai vu également des extraits vidéos de la version de Maurice Béjart. Ça m’a paru un peu ringard, un peu dépassé. Pourtant il paraît qu’à l’époque, il produisit une sacrée révolution ! C’était 1968 je crois, une grande époque ! En fait, contrairement à la version de Nijinski, c’est un élu qui est désigné à la fin. Et la scène du sacrifice devient un mariage chez Béjart. Je me souviens aussi du Sacre de Pina Bausch : alors là, ce fut un choc émotionnel très fort. J’ai lu depuis la biographie d’une des interprètes : cette pièce est devenue en quelque sorte l’initiation, le passage obligé, à passer pour chaque nouvel interprète. Je me souviens que l’élue répète jusqu’à l’épuisement une espèce de mouvement de bras qui s’enfonce dans le ventre, comme si la danseuse se donnait des coups de couteau dans les entrailles. Là aussi c’est la scène du sacrifice. C’est assez violent, la danseuse transpire et suinte, sa robe semble tomber en lambeaux. 

Extrait du spectacle Tryptik
 du Théâtre équestre Zingaro de Bartabas
Sur la musique du Sacre du printemps de Stravinsky,
orchestre dirigé par Pierre Boulez :


Toutes vos remarques personnelles sont les bienvenues.
J : Enfin, je vais répondre à la question que vous ne m'avez pas posée : « Que pensez-vous de Bartabas ? » Dorénavant, je le considère comme le Béjart du théâtre équestre ! 

Triptyk
 Jusqu’au 25 février 2001 au Théâtre équestre Zingaro
Le spectacle tournera à Moscou, Barcelone, Montréal, Toronto et New York
Puis reprise du 16 novembre 2001 au 31 décembre 2001 à Aubervilliers
176, avenue Jean Jaurès 93300 Aubervilliers
M° Fort d’Aubervilliers - Accès voiture : Porte de la Villette
Restauration possible sur place à partir de 19h
 Durée du spectacle : 1h45 sans entracte

Site :
http://www.bartabas.fr/Zingaro

Photos : Antoine Poupel

Bibliographie :
La ballade de Zingaro, Françoise Gründ, éditeur Chêne, 2000, 184 p., photos couleur.
Zingaro le cheval, Homeric, Tana Editions, 28 p., photos couleur.
Triptyk, livre programme du spectacle, textes de Françoise Gründ et André Velter, photographies d’Antoine Poupel, édité par Zingaro, mars 2000, en vente sur place ou par correspondance.
Zingaro, la saga des centaures, Anne-Marie Paquotte, hors série Télérama, 81 p.
Zingaro, suite équestre, André Velter, dessins d’Ernest Pignon-Ernest, Paris : Gallimard, 1998, coll. Folio n°3385, 142 p., illustrations en noir et blanc.

Films : Les vidéos des spectacles sont en vente sur place ou par internet.

À voir :
L’exposition Nijinsky (1889-1950) : le Musée d’Orsay célèbre le cinquantième anniversaire de la disparition de Nijinsky, jusqu’au 18 février 2001.