vendredi 20 juillet 2001

Cinq danseuses et un playmobil

Une énergie fulgurante se dégage des cinq filles qui surgissent soudain alors que le plateau était encore désert et silencieux deux secondes plus tôt. Elles se déplacent rapidement, traversent l’espace et s’installent. Ce (dé)placement est réalisé tel un geste ordinaire de « mise en route ». Les interprètes se mettent au travail. Et, précisément, une fois placés, elles ne font rien… 

Cet atelier du rien est un tableau qui revient régulièrement rythmer les différentes séquences de travail du spectacle. Car c’est justement en ce « rien » que consiste tout l’exercice de la compagnie : observations cliniques, essais biologiques, dissection et agrandissement du, autour de, sur le « gratuit », via l’exploration du sème « désœuvrer » en opposition à la notion de « produire » (notamment une œuvre chorégraphique). 

Laboratoire du désœuvrement
Dans cette première « œuvre », Petra Sabisch – la seule chorégraphe dont le CV débute par une rencontre, en 1973, avec un Playmobil (Cf. sa "petite chronologie des circonstances personnelles") –, interroge donc la dichotomie travail/non-travail de manière quasi-scientifique (schémas, définitions, graphiques et vecteurs à l’appui, projeté sur un écran, tel un sous-titrage de la chorégraphie). Les interprètes portent toutes un tee-shirt bleu ciel (couleur des beaux jours, de l’été, des vacances, de l’oisiveté) et un pantalon gris (la grisaille, l’uniforme, le routinier, la besogne).

Quant au Playmobil, il porte un casque de chantier, à la fois jouet condamné à l’immobilité perpétuelle du corps ouvrier prêt à « construire ». À eux six, ils tentent de discerner l’acte productif de l’acte gratuit, comme le « travail » considérable effectué tout au long de la représentation par une cafetière électrique comparé à l’action si rudimentaire d’appuyer sur un bouton. Sur scène comme dans la rue, les interprètes commettent ainsi une série d’actes résolument improductifs : jouer à l’élastique, glander, penser ou trottiner, s’asseoir et ramper parmi les passants pressés.

Telle une biologiste munie d’un microscope polarisant, Petra Gabisch examine et morcelle le mouvement jusqu’à l’épurer dans une forme minimale irréductible. Un danseur immobilisé a toujours les paupières qui respirent et le pouls qui vibre. En anesthésiant le reste, ce sont ces mouvements essentiels qui apparaissent soudain et que la chorégraphe choisit de mettre en avant. À travers ce laboratoire, elle analyse « l’acte », dans l’art comme dans la vie en général.


Est-ce qu’un acte dansé implique nécessairement une dépense extrême d’énergie ? 

Le tableau vivant de cinq filles qui ne font rien semble prouver le contraire : en effet, il relève à la fois d’une subtile composition scénique (comment occuper tout l’espace sans bouger ?), d’un périlleux parti pris esthétique, d’au moins plusieurs heures de réflexion et, surtout, d’un indéniable jeu d’interprétation, voire même d’un entraînement physique ! En revanche, quoi de plus futile que de jouer à l’élastique ? Pourtant, à travers cette récréation-performance entrent en jeu des notions, non seulement, propres au travail, mais aussi communes, notamment, à l’acte de danser, telles que : la réitération de séquences gestuelles identiques, la prouesse du succès de l’entreprise engagée et l’épuisement des actions effectuées. Et puis, arrive toujours, fatalement, le moment où le niveau de l’élastique devient beaucoup trop élevé pour réussir à sauter par-dessus : l’acte manqué ?

Le mouvement est ainsi étudié à travers sa bipolarité fondatrice : d’un côté, le relâchement extrême (et tout le paradoxe qu’induit le travail de désœuvrement permettant cet état de corps particulier) et, de l’autre, une tension poussée à son degré ultime. Ces deux qualités grahamiennes du mouvement (le fameux "contract/release"), personnifiées par les deux accessoires clefs du spectacle (le Playmobil et l’élastique), sont également mises à l’épreuve dans le corps de l’interprète. Une séquence consiste d’ailleurs à reproduire le trajet fluide et souple qu’opère l’élastique une fois lancé dans l’espace. A contrario, lorsque les corps se mettent à danser de manière synchronique, le geste devient aussi mécanique, froid et uniformisant que celui du Playmobil, raide et docile. Ce ballet cauchemardesque dicté par les contraintes articulaires du jouet se clôt sur une savoureuse expérimentation autour de la chute dudit Playmobil : contrairement à l’élastique qui semble absorber progressivement le sol, il tombe d’un bloc sans aucun amorti.

Enfin, Le laboratoire du désœuvrement invite à partager un temps de relâchement, un temps non compté, un « hors » temps, un temps pour soi. Une interprète ouvre la fenêtre pendant ces tableaux de ressourcement. L’air frais s’engouffre alors dans la salle close et sur scène. Outre l’odeur du café qui infuse les narines, ce contact vers l’extérieur réintroduit sur scène, les bruits familiers du train, des oiseaux, des passants, qu’on n’entend même plus au quotidien. Prendre CE temps et y goûter. Un moment commun offert au public et aux interprètes. Un recueillement régénérant, propice à l’introspection. À la fois une sensation de bien-être et une angoisse surgissent de ce temps qui passe. Inexorablement. 

Laboratoire du désœuvrement
Compagnie Petra Sabisch

Conception, réalisation : Petra Sabisch
Interprètes : Kim-Lien Desault, Annick Faucogney, Sandrine Jacquemont,
Isabelle Martinetti, Marion Michel
Assistante régie-plateau : Claire Lecaplain
Du 19 au 28 juillet 2001 à 21h15
Festival « Nous n’irons pas à Avignon »
Gare au Théâtre
13, rue Pierre Sémard
94400 Vitry-sur-Seine

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