vendredi 5 novembre 2004

Tornade chorégraphique

Blush de Wim Vandekeybus (Ultima Vez)
Depuis 1987, le chorégraphe et réalisateur belge Wim Vandekeybus mêle la danse non seulement au théâtre et à la musique, mais également à l’image vidéo qui accompagne toutes ses œuvres, induisant ainsi un regard transversal sur la danse.

Véritables capharnaüms organisés, les chorégraphies de Wim Vandekeybus fourmillent de personnages, de mouvements, d’accessoires, de musiques et d’images hétéroclites. Comme le Tanztheater de Pina Bausch ou les Ballets C. de la B., la compagnie Ultima Vez est marquée par la diversité à la fois linguistique et morphologique de ses interprètes. La scène devient ainsi une tour de Babel où chacun affiche son identité en parlant une langue différente.


De plus, les membres de la troupe sont tous collaborateurs à la création à la fois en tant qu’interprètes et chorégraphes, mais également en tant que danseurs et comédiens. Le plateau est à ce titre le lieu d’une bourrasque scénique où les passions humaines se déchaînent à travers des chassés croisés, des portés, des courses poursuites, des corps à corps et des chutes au sol vertigineuses. De l’extase à l’agonie, les scènes passionnelles se conjuguent aux crises d’hystérie et de désespoir. La répétition de certaines séquences amplifie l’effet de violence.

Sur fond de confidences et déchirements, une cérémonie nuptiale vire en oraison funèbre. Les scènes de folie, les hurlements et les bousculades se succèdent à un rythme frénétique dans une cacophonie à la fois verbale, visuelle et gestuelle qui mêle danse, théâtre et vidéo. Cet univers composite est accompagné par l’ambiance éclectique des compositions musicales originales signées David Eugene Edwards, membre du groupe rock 16 Horsepower à titre de chanteur et parolier. La danse baigne ainsi tantôt dans une atmosphère aux teintes orientales envoûtante et planante, tantôt elle explose sous des guitares déjantées et des percussions démoniaques.

Parallèlement à une scénographie qui se construit et se déconstruit, les groupes se forment et se disloquent inlassablement. Face à l’action constamment mouvante et multiple et à la rapidité des contacts et des croisements dans l’espace, l’œil ne parvient jamais à se fixer. De plus, comme à son habitude, le spectacle de Wim Vandekeybus se double d’une dimension cinématographique et l’action scénique se prolonge à travers la projection d’un film.

La chorégraphie joue alors sur différents niveaux : non seulement en profondeur sur le plateau et à la verticale via les pylônes qu’escaladent les interprètes, mais aussi à l’écran dont les traversées créent l’illusion d’un va-et-vient constant entre vidéo et réalité, brisant ainsi le cadre de l’image en deux dimensions. Enfin, les interprètes débordent de la scène via des incursions régulières dans la salle, à proximité des spectateurs, ouvrant des brèches sur le quatrième mur. Les scènes éclatent à divers endroits et se jouent simultanément sur différents plans.

What the Body Does Not Remember | Credit photo : Danny Willems

Comme surgies d’un étrange cauchemar, les images du corps mis en scène prennent différentes formes. Polymorphes, ils sont successivement sujet, animal et corps objet. L’animalité des comportements tant théâtraux - notamment à travers le traitement de la voix : cris, couinements, grognements, etc. - que corporels souligne la bestialité des rapports humains, notamment dans les scènes de séduction et d’affrontement. Cependant, les rôles s’inversent entre prédateurs et victimes : les danseuses lascives deviennent de menaçantes sirènes ou des araignées vénéneuses dont l’apparence inoffensive n’est qu’un piège pour mieux attirer et confondre leur proie. 

Un parallèle s’établit entre la voracité du public et des images d’animaux affamés. Le regard du spectateur glisse de l’attrait du spectacle à l’appât du corps. Des corps enfermés dans des sacs de voyage sont transportés comme des objets. Les rapports s’inversent à nouveau et les interprètes observent alors le spectateur comme une bête de foire. Une danseuse descend même de scène pour demander un autographe, tandis qu’un autre interprète prend une photo. Le propos de la pièce qui traite des tabous inavoués s’élargit alors au désir trouble du spectateur.


Blush | Compagnie Ultima Vez
Créé le 24 septembre 2002 à Bruxelles
Présenté par Danse Danse les 5 et 6 novembre 2004 au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts à Montréal
Chorégraphie, mise en scène, scénographie et réalisation vidéographique :
Wim Vandekeybus
Créé et dansé par : Laura Arís Avarez, Elena Fokina, Jozef Frucek, Ina Geerts, Robert M. Hayden, Germán Jauregui Allue, Linda Kapetanea, Thi-Mai Nguyen, Thomas Steyaert, Wim Vandekeybus
Textes : Ultima Vez & Peter Verhelst
Musique originale : David Eugene Edwards
Site Internet : http://www.ultimavez.com

mercredi 22 septembre 2004

Danse hybride

Le travail de Victor Quijada à Montréal fusionne littéralement les techniques du ballet classique, de la danse contemporaine et des danses urbaines afin de composer un style hybride. Ces mixtures et métissages font éclater les formes et codes de la danse pour créer une nouvelle écriture chorégraphique. 

Slicing Static de Victor Quijada

Le style chorégraphique hybride de Victor Quijada se nourrit d’une formation triadique composée à la fois du hip hop, de la danse contemporaine et du ballet classique. Initié très jeune aux techniques de break dance, Victor Quijada a suivi l’enseignement classique et contemporain de Rudy Perez à Los Angeles, puis a travaillé avec la Twyla Tharp Dance Company à New York et les Grands Ballets Canadiens à Montréal. Avec son collectif le Rubberbandance Group créé en 2002, il s’entoure d’interprètes aux horizons variés afin de développer une écriture chorégraphique singulière et fusionnelle. Depuis sa création, le collectif est composé des danseurs Jayko Eloï, breakeur autodidacte, et Anne Plamondon qui, issue des Grands Ballets Canadiens, a dépassé les frontières du ballet classique en interprétant des œuvres de Jiri Kylian, Ohad Naharin, Rui Horta et Angelin Preljocaj notamment pour le Gulbenkian Ballet au Portugal. 

Victor Quijada et Anne Plamondon | Rubberbandance Group

Pour la création de Slicing Static, les rejoignent Emmanuelle Le Phan, danseuse de hip hop membre du collectif féminin montréalais Solid State et formée en danse moderne et contemporaine à l’Université Concordia, ainsi que Kevin Turner diplômé de la Northern School of Contemporary Dance à Leeds en Angleterre.

Le Rubberbandance Group se présente ainsi comme un espace expérimental de création chorégraphique où chaque interprète est invité à développer son propre langage tout en le confrontant aux techniques des autres dans une dynamique d’échange et de création.

Poids
La gestion du poids du corps constitue un élément fondamental dans le travail chorégraphique de Victor Quijada. Entre danse moderne et boxe, Jayko Eloï semble mener un combat face aux contraintes de l’espace et de la pesanteur. Ses jeux de pieds insolites librement inspirés du break dance narguent le sol et ses acrobaties défient la loi de la gravité. L’extrême mobilité des appuis au sol interdisent la fixation d’une figure. Mus par une force centrifuge, les sauts perturbent la position. L’étirement des membres menace constamment le point d’équilibre. Les torsions des corps brisent la ligne et l’axe vertical. Le centre de gravité à la fois allégé et multiple, diffus et mouvant, permet aux danseurs de se déplacer avec une rapidité déconcertante et une précision époustouflante. La répartition du poids sur les quatre membres et la tête donne aux déplacements un caractère animal.

Anne Plamondon and Joe Danny Aurelien | Crédit Photo : Chris Randle
Figures du duo
La figure du duo se compose à partir d’éléments tirés à la fois de la capoiera et du contact improvisation. Le contact s’établit entre le pied de l’un et la main de l’autre. Le vertical et l’horizontal se confondent dans un imbroglio de plans perpendiculaires qui se superposent et s’inversent : l’un debout sur ses jambes, l’autre en équilibre sur la tête. Organique, le bras fait office de troisième jambe, tout comme l’appui de la tête dans certaines figures renversées. La main évolue comme un pied et le pied s’offre comme une main. Le partenaire devient un prolongement du corps. Chacun s’accommode du poids de l’autre pour jouer avec et modifier ses propres appuis. Une grisante sensation d’apesanteur émane des portés. Débarrassés du poids pris en charge par un partenaire, les gestes s’allongent et s’étirent dans une sensation d’étrange légèreté.


Renversement des plans
Outre le mélange des plans, les danseurs s’échappent régulièrement de l’espace central réservé traditionnellement au spectacle afin d’occuper les lieux environnants et offrir au public un point de vue différent. L’espace de la représentation est ainsi élargi : rompant avec la distance conventionnelle, il crée un rapport de proximité avec le spectateur. Le public entoure la scène mais le mouvement et l’action se développe et se déroule « tout autour des personnes qui les regardent » (notes au programme, Usine C, septembre 2004), annulant ainsi tout rapport frontal. Le spectateur est amené à regarder non seulement sur le plateau, mais aussi dans les allées, entre les sièges et à l’étage.

Sous les gradins, Emmanuelle Le Phan évolue avec souplesse dans un plan renversé. Tel un insecte, elle se déplace sur les mains et les pieds accrochés à l’échafaudage. En équilibre, son corps s’enroule autour des barres de fer, se cambre et se renverse. Dans un jeu de lumière, les ombres des poutres métalliques se multiplient donnant à la structure d’acier l’aspect d’une toile d’araignée. Tout au long du spectacle, le créateur des lumières Yan Lee Chan remplit le défi d’éclairer le hors scène. Les points de focalisation ainsi démultipliés se répercutent à la fois dans le corps et dans l’espace, contraignant le public à se retourner ou à se pencher pour voir, à se tordre le cou pour regarder. La figure de la torsion d’ailleurs très présente dans la chorégraphie de Victor Quijada s’immisce alors jusque dans le corps retourné du spectateur.

Slicing Static par le Rubberbandance Group
Présenté du 21 au 25 septembre 2004 à l’Usine C de Montréal
Chorégraphie : Victor Quijada
Interprétation : Jayko Eloï, Emmanuelle Le Phan, Anne Plamondon, Victor Quijada, Kevin Turner
Musique originale : Mitchell Akiyama
Dramaturge : Miko Sobreira
Création lumière : Yan Lee Chan

Site Internet : http://www.rubberbandancegroup.com

vendredi 7 mai 2004

La révolution chorégraphique de Matrix

Les effets spéciaux de Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999), particulièrement la mise en scène des corps, sont devenus un classique du genre. Ils sont parodiés dans moult comédies, films d’auteurs et autres dessins animés (Scary Movie 3, David Zucker, 2003 ; La Tour Montparnasse infernale, Charles Nemes, 2000 ; Intervention divine, Elia Suleiman, 2001 ; Shrek, Andrew Adamson, Vicky Jenson, 2001) ou même dans de nombreux spots publicitaires. Au-delà du procédé cinématographique, ce sont les mouvements des personnages qui constituent surtout la référence. Non seulement on reconnaît le légendaire arrêt sur image suivi d’un panoramique de la caméra, mais aussi la technique du « bullet time » (une espèce de butô pour armes à feu) qui permet de suivre la trajectoire d’un projectile au ralenti, dont la fameuse arche en arrière réalisée par Keanu Reeves afin d’esquiver la flopée de balles.

Véritable phénomène de société, ces mouvements et figures sont ainsi devenus des lieux communs qui investissent notre univers quotidien : un code, une grammaire, connue même par ceux qui n’ont pas visionné le film. Enfin, pour de nombreux critiques, l’unique intérêt de Matrix réside dans ses chorégraphies. La fluidité des mouvements rappelle en effet la technique de la capoeira.

Trinity atterrit avec souplesse après un impressionnant multiple salto vrillé :
une réception
parfaite exécutée avec grâce via une fente athlétique
en seconde position pourvue d’une jambe fléchie et d’une jambe tendue.

Derrière cette corporéité « à la Matrix », un chorégraphe chinois impose dorénavant sa signature à bon nombre de films d’action hollywoodiens. Cascadeur puis chorégraphe, réalisateur et producteur de films d’arts martiaux depuis 1971, notamment pour Jackie Chan et Jet Li, Yuen Wo Ping a longtemps travaillé dans l’ombre : les fans de films de kung-fu le connaissent, comme les frères Wachowski et Quentin Tarantino dont le premier film, Reservoir Dogs (1992) était un remake du film hongkongais City On fire (Ringo Lam, 1987). Né en Chine, il étudie à l’opéra de Pékin et s’initie au kung-fu et à la cascade sous la tutelle de son père, un des maîtres de Jackie Chan. Outre les ballets de la trilogie Matrix, il signe les chorégraphies des combats pour des films de genres différents tel le conte chinois Tigre et dragon (Ang Lee, 2000) ou encore l’hommage aux films d’arts martiaux Kill Bill (Quentin Tarantino, 2003), tous deux inspirés du cinéma d’action hongkongais.

Le chorégraphe a disséminé son style au sein des films d’aventures hollywoodiens : depuis les luttes à mains nues (taekwondo, ju-jitsu) jusqu’aux duels au sabre (kung-fu, samouraï) en passant par d’époustouflantes batailles au pistolet : les « gunfights » (les fans parlent aussi de « Gun-Fu » et de « Bullet Ballet »). Expert en arts martiaux mais aussi spécialiste des scènes de cascade avec câbles, ses combats excellent en sauts, en acrobaties et en trouvailles gestuelles. Quelles que soient les armes, chaque combat offre ainsi le prétexte à une véritable danse aux mouvements et aux déplacements d’une incroyable fluidité. Au-delà de la violence, il est intéressant de se pencher sur les images du corps véhiculées dans le film, à travers les chorégraphies et la mise en scène des corps des acteurs.
 

Une arche pour esquiver les balles durant la technique du « bullet time »
(une espèce de butô pour armes à feu
qui permet de suivre la trajectoire d’un projectile au ralenti).

L’homme machine

Dans Matrix, l’homme est devenu esclave de la machine - le scénario de Matrix suit à ce titre un des thèmes privilégiés de la science-fiction (Siclier et Labarthe, 1958) : « L’humanité a voulu célébrer sa magnificence avec l’intelligence artificielle. Nous dépendions des machines pour survivre. Nous voici victimes de ce que nous appelons l’ironie du sort : les humains ne viennent plus au monde naturellement » (dans le premier épisode de Matrix, Morpheus révèle au héros ce qu’est le monde « réel »). Les ordinateurs cultivent en effet les hommes dont ils tirent l’énergie nécessaire à leur autonomie. Dotés de prises et baignant dans une espèce de liquide amniotique, les corps de ces cyber-humains sont reliés à l’empire des machines via des fils électriques évoquant le cordon ombilical. Reliés entre eux par un réseau de connexions, ils vivent dans un monde virtuel programmé par la matrice. Conservé dans des incubateurs, leur corps est inactif et les muscles sont atrophiés : métaphore d’un monde où le mouvement est réduit à une fonction virtuelle.

Pour anéantir l’homme, les machines s’attaquent au système informatique dont ils dépendent tel un virus électronique. Le seul moyen de l’éradiquer consiste à lutter contre l’ordinateur à l’intérieur même de son programme. Tel Luke Skywalker dans La Guerre des étoiles ou encore John Connor dans Terminator, la mission de Néo (anagramme de « One » qui représente l’Élu annoncé par la prophétie) consiste à terrasser l’ordinateur en franchissant tous les tableaux de son programme afin de parvenir au cœur de la mère-machine et percer le secret de son créateur, le tout, bien entendu, dans le but sauver l’humanité. Le concepteur de cet angoissant logiciel est appelé l’Architecte, un scientifique illuminé qui cherche avant tout à parachever son œuvre, une machine-scénographe, baptisée « la Matrice », programmée pour générer des décors et des situations multiples.

 
Les héros de Matrix sont des « rebelles » : en tant qu’ultimes représentants de l’espèce humaine, ils se battent contre un système établi, imposé et subi. La « révolution » de Matrix réclame à la fois un renversement de l’ordre et un retour à une époque révolue où les humains dominaient les ordinateurs. Grâce à leur organisme électroniquement modifié via des branchements greffés sur la peau, les hommes hybrides se connectent à la matrice et s’introduisent dans l’univers factice. Situés le long de leur colonne vertébrale (la centrale du mouvement), ces branchements leur permettent également de télécharger des logiciels à la manière d’un ordinateur afin d’acquérir diverses aptitudes. La quête du « contrôle » est ainsi un des leitmotivs du film : maîtriser non seulement le langage binaire des machines, mais également la mécanique complexe du corps humain à travers ses mouvements (acrobaties, combats, endurance…) comme ses émotions (sang froid, dominer sa colère, sa peur et ses sentiments amoureux). Morpheus, le guide et maître spirituel du héros, prodigue ainsi des conseils quasi-théologiques : « Tu dois te délivrer de tout : de la peur, du doute et du scepticisme. Libère ton esprit ».

Au niveau logistique, les deux derniers épisodes (Matrix Reloaded et Matrix Revolutions, 2003) représentent une effarante machinerie humaine. L’équipe des cascadeurs a en effet triplé et l’acteur Hugo Weaving compte désormais jusqu'à douze doublures pour son seul personnage (l’agent Smith). De plus, la scène de liesse du deuxième épisode rassemble 900 personnes dont une centaine de danseurs professionnels et dix principaux danseurs. Pour Charles Moulton (
qui, outre la télévision et le cinéma, a dansé pour plusieurs compagnies américaines comme le Joffrey Ballet et Mikhail Baryshnikov), le chorégraphe de cette séquence, il s’agissait de remplir l’espace de monde et d’énergie afin de composer une danse « futuristic neo primitive » à travers une danse de masse aux ondulations suaves évoquant la rave party et la danse tribale. L’orchestration de cet immense mouvement collectif s’opère telle une gigantesque manœuvre militaire. Le groupe de 800 figurants avait quelques pas à faire ainsi que des improvisations guidées : « ils réalisent des pas similaires mais ils ne font pas la même chose en même temps. Ce n’est pas un chorus line, mais un environnement libre (…), à travers le rythme et l’individuation » (propos tirés d’une entrevue avec le chorégraphe publiée sur le site officiel : http://whatisthematrix.warnerbros.com, juin 2001). Figure de la connexion à l’autre, le contact tactile est récurrent dans cette chorégraphie qui suggère d’ailleurs la scène amoureuse se déroulant simultanément entre les deux héros. Un contact non pas virtuel mais charnel, dominé par l’émotion, contrairement aux machines qui, « limitées par une norme », ne peuvent ni créer, ni improviser face aux impondérables.

C’est d’ailleurs sur cette fibre sensible que Néo réagit, contrairement à tout programme parfaitement conçu pour répondre au plus pratique.
Ce sentiment humain imprévisible par la machine provoque le bug du système. C’est également par ce plaisir humain que chacun semble « recharger ses batteries ». Cette notion de plaisir se repère également à travers un personnage baptisé le Mérovingien (joué par Lambert Wilson) qui recrée artificiellement la sensation de plaisir via des programmes pirates : vins, mets délicats et chocolats raffinés (clin d’œil amusant à la réputation française, dont la nationalité du personnage et de l’acteur semblent expliquer l'irrépressible penchant).



Le surhomme

Selon la logique propre au jeu vidéo, les corps des personnages mis en scène par la matrice sont les avatars des « joueurs » (c’est-à-dire des corps virtuels). Chacun réalise ainsi d’impressionnantes acrobaties et surtout encaisse un maximum de coups sans souffrir puisque les blessures infligées au corps virtuel ne se répercutent pas sur le corps réel (sauf lorsque « l’esprit » l’imagine : on assiste alors à des blessures et même des morts psychosomatiques). Pour continuer de jouer (c’est-à-dire de vivre, et donc de se battre), il suffit de télécharger le logiciel adéquat et surtout, comme le précise avec humour le héros lui-même, ses « mises à jour » ! Les corps sont ainsi continuellement amenés à se perfectionner : se déplacer en équilibre sur des rampes d’escalier, sauter très haut, courir sur les murs, exécuter des triples saltos vrillés sans être sorti de l’école nationale du cirque.



De plus, comme dans un jeu vidéo, chaque avatar possède une option personnalisée ou une arme secrète qui permet de dépasser les limites du corps humain : traverser l’espace à une vitesse fulgurante, se dédoubler, voler... Depuis ses débuts dans le premier épisode, l’avatar de Néo (le héros interprété par Keanu Reeves) a développé d’importantes aptitudes physiques au sein de la matrice, notamment au niveau de sa motricité fine (alors qu’il utilisait une seule main dans le premier épisode, il combat dans les épisodes suivants avec des gestes plus amples engageant tout le corps et manie toutes sortes d’armes) et de son énergie cinétique : expert en acrobatie de haute voltige, il parvient désormais à s’envoler comme Superman ! Enfin, outre le cliché du surhomme (un corps glorieux, musclé, résistant, invincible), le corps du héros est porteur d’une mission divine : son nom signifie non seulement l’anagramme de « One » c’est-à-dire l’Élu, l’unique, mais également l’anagramme de Noé, chargé de refonder l’humanité après l’apocalypse (Vian, 1978).

Combats réglés par Yuen Woo Ping, le maître de ballet des films de kung-fu...
Inspirés par les comics-books américains et les mangas japonais, les Wachowski ont confié la réalisation des storyboards à des dessinateurs de la société Marvel (la référence en bande-dessinée fantastique). Geof Darrow, l’auteur de Hard Boiled, a ainsi conçu les décors post-apocalyptiques du monde des machines. Les actions et mouvements y sont savamment dessinés. La réalisation du film, tout comme les chorégraphies en sont particulièrement teintées : la décomposition de l’action confère au mouvement un maximum d’impact visuel. Les plans au ralenti dans les scènes d’actions permettent de voir un acteur commencer un saut de manière classique, tendre sa jambe au ralenti et finir son coup de pied à vitesse normale. Ce genre d’effet tiré des films d’animation mangas (Akira* de Katsuhiro Ôtomo, 1988 ; Ghost in the shell de Mamoru Oshii, 1995) est adapté dans Matrix à des acteurs en chair et en os.



(*) Ce dessin animé, tiré d’une bande dessinée japonaise apocalyptique, présente un synopsis similaire à Matrix : victime d’expériences visant à développer les capacités psychiques, un adolescent doté d’une puissance que lui-même ignore, se retrouve au cœur d’une légende populaire qui annonce le retour prochain d’Akira, un enfant aux pouvoirs extraordinaires censé délivrer Tokyo du chaos...


L’esthétique du combat

La mise en scène du mouvement et la chorégraphie sont devenus très importants dans le cinéma d’action. Les réalisateurs privilégient la « beauté » et la virtuosité du geste au sens du combat. Via la chorégraphie, il s'agit de transformer l’art du combat en art du spectacle. Passant du film en costume d’époque à la science-fiction, Yuen Wo Ping renouvelle son répertoire via de nouveaux schémas chorégraphiques et s’adapte à divers genres cinématographiques. Distanciée par des chorégraphies spectaculaires, la violence s’estompe au profit du mouvement et de la fluidité des déplacements pour des combats stylisés où le fantastique (notamment via les décors) prime sur le réalisme. Alors que de nombreux films d’actions filment des combats en plans serrés et leur insufflent une dynamique via un montage cut, Matrix offre de véritables scènes de ballets en plan large, avec des séquences d’enchaînement de coups complexes en une seule prise.


 

Ainsi, un combat surréaliste oppose le héros à une centaine de répliques de Smith. Imperturbable, le héros ne panique pas. Il manie aussi bien l’art du combat que celui de la danse contact improvisation. En effet, il utilise le contact de ses partenaires afin de se propulser sans force via des sauts vertigineux ou encore des portés d’une aisance déconcertante. Cette virtuosité provient d’une technique qui consiste à maîtriser la notion du poids comme le Ju-Jitsu. Alors que ses bras sont immobilisés dans son dos par un adversaire coriace, il utilise ce contact comme appui afin de projeter ses jambes en avant et atteindre un autre ennemi. Enfin, le must du pas de deux est atteint lorsque Néo passe sous le bras d’un de ses opposants pour lui flanquer un virtuose coup de pied dans la figure par le biais d'une attitude arrière.

À travers le procédé du morphing, les corps se déstructurent, se décomposent, se déforment : un coup de poing s’enfonce dans une joue provoquant à l’échelle du visage une onde de choc comparable à celle provoquée par un hélicoptère s’écrasant sur un immeuble. Le ralenti et l’image vue sous plusieurs angles permettent de créer davantage de mouvement à l’écran, libérant le corps des acteurs en déjouant les notions d’espace et de temps. Ainsi disséqué, le mouvement engendre une micro-chorégraphie. Par l’étirement des notions de durée et de distance, les mouvements de chute multiplient les actions. L’univers factice de la matrice permet aux personnages de se libérer d’éléments qui contraignent généralement le mouvement, tels que la vitesse ou encore la gravité. Affranchis du facteur poids, les personnages franchissent d’incroyables distances, réalisent de surprenants sauts avec tours à l’horizontale (tels les "baril turns" de Louise Lecavalier, l’illustre danseuse de la compagnie La La La Human Step dirigée par Edouard Lock) ou encore marchent au plafond (rappelant les plans inversés des Petites pièces montées de Philippe Decouflé) et combattent dans les airs, comme en apesanteur.
Affranchis du facteur poids, les personnages combattent en apesanteur...
Le prototype

Outre les 250 000 Sentinelles, sortes de pieuvres électroniques, programmées pour exterminer la dernière enclave humaine, la figure du méchant est incarnée par un personnage qui prolifère de manière angoissante : l’agent Smith. Affublé du patronyme le plus commun des États-Unis, l’agent Smith représente la norme de la majorité régnante. Tout d’abord, son look soigné (costume cravate) lui donne l’allure typique du cadre modèle, avec lunettes noires à la mode. Aucune imperfection corporelle ne semble tolérée : rasé de près, cheveux peignés en arrière, dents extra blanches. Il aime l’ordre et la propreté. En gros, il représente le prototype idéal de l’Américain moyen. Matrix, un film subversif? Programmé pour convertir ses adversaires vaincus à son effigie (procédé assez pratique pour distinguer les méchants des gentils), il accomplit un programme d’épuration ethnique. Comme dans Bienvenue à Gattaca (Andrew Niccol, 1997) – un monde futuriste où les humains sont engendrés via la manipulation génétique –, tout ce qui ne correspond pas à la perfection doit être aussitôt éliminé. L’agent Smith se complaît ainsi dans un univers kaléidoscopique qui ne reflète que son image : au-delà du désir narcissique de tout cloner sur son passage, il va jusqu’à épousseter la veste et ajuster lui-même le nœud de cravate de ses victimes transformées à son effigie… À l’opposé, les rebelles composent un groupe physiquement hétérogène : hommes, femmes, blancs, noirs, minces, trapus, imberbes, barbus. La diversité culturelle s’érige contre la menace de l’homogénéisation.

Sous couvert de culture cosmopolite et de métissage, Matrix, comme bien d’autres films américains, propose un « aller et retour des codes d’un genre et de thématiques entre l’Occident et l’Asie » (
Rolland, 2004). Les réalisateurs récupèrent les formes du cinéma asiatique (Champclaux, 2000) afin de revitaliser le cinéma d’action américain : « Depuis 1997 environ, la tendance s’est accélérée, il est particulièrement remarquable que le cinéma asiatique, dans son ensemble, influence le cinéma occidental notamment américain, (…) déjà conquis par les techniques martiales et l’humour de Jackie Chan et avant lui par les films avec Bruce Lee dont l’impact a été et est toujours très fort en Occident » (Rolland, 2004). En effet, depuis le succès de Matrix, les scènes d’action américaines usent et abusent des cascades en trapèze et des chorégraphes chinois (Corey Yuen pour X-Men, Bryan Singer, 2000 ; Donnie Yen pour Highlander : Endgame, Douglas Aarniokoski, 2000 et Blade 2, Guillermo Del Toro, 2000 ; Philip Kwok pour Le Pacte des loups, Christophe Gans, 2001).






À Hollywood, la mode est aux arts martiaux. Cheung-yan Yuen (le frère de Yuen Wo Ping) a entraîné aux arts martiaux des actrices telles que Cameron Diaz, Drew Barrymore et Lucy Liu pour Charlie et ses drôles de dames (McG, 2000) et Les Anges se déchaînent (McG, 2003). Copiés, plagiés, imités, les films apparaissent davantage comme des « produits » plutôt que comme des « œuvres » : « ces films de recettes sont devenus la base du cinéma commercial occidental qui surfent sur la mode du cinéma d’action asiatique et particulièrement du cinéma "à la John Woo", (…) reprennent leur forme et leurs techniciens, empruntent même à l’occasion des acteurs asiatiques connus » (Rolland, 2004). Leur succès relève surtout d’une stratégie promotionnelle. Enfin, dans leur grand recyclage des formes asiatiques, les cinéastes occidentaux comme les Wachowski, ne retiennent souvent que certaines figures de convention plutôt que leur fond symbolique : justice, honneur, partage, communion avec la nature, relation entre le corps et l’esprit. L’image et l’action priment, détachées de leur contexte social, spirituel, historique et culturel.


La versatilité du danseur comme corps idéal

Matrix prône ainsi dans son scénario comme dans sa réalisation un idéal de corps parfait et multiple, capable de s’adapter à toutes les situations, modelable et sculpté à souhait selon les besoins du moment. À l’heure du numérique, des effets spéciaux et du virtuel, les comédiens ont paradoxalement de plus en plus de cascades à réaliser eux-mêmes (Jones, 1999). Les réalisateurs ne se contentent plus d’un plan serré afin de gommer l’inexpérience de l’acteur, ni des doublures de dos en plan éloigné.

Avant même d’entamer le tournage du premier épisode de Matrix, les acteurs principaux ont suivi quatre à six mois d’entraînement sous la direction du Maître Yuen Wo Ping. Quasiment le double fut nécessaire pour les deux autres épisodes : « L’entraînement pour ces deux films était probablement trois fois plus difficile que pour le premier. Les séquences de combats et le travail avec les câbles sont beaucoup plus complexes, il y a plus de mouvements dans un seul combat de Matrix Reloaded que dans le premier Matrix entier » (Keanu Reeves, 2003).

Beaucoup se sont d’ailleurs blessés durant le tournage. Suite à son entraînement de sept heures par jour, Keanu Reeves est devenu ceinture noire en taekwondo : « Plus j’en faisais et plus ils me faisaient faire plus. Et quand je pouvais maîtriser une chose, ils me demandaient d'en maîtriser deux. Et quand nous filmions, les Wachowski me demandaient d’en faire sept ! » (Keanu Reeves, 2003). Le « coup de pied du scorpion » réalisé en plein saut par Carie-Ann Moss (Trinity) a demandé six mois d’entraînement à l’actrice ! Le métier d’acteur présente ainsi un nouvel enjeu et semble désormais demander autant d’entraînement physique que celui du danseur.

Références :
Jacques Siclier et André S. Labarthe. Images de la science-fiction. Paris : Editions du Cerf, 1958.
Boris Vian. Cinéma science-fiction [1978]. Paris : Le Livre de poche, 1998. 
Frédéric Rolland. John Woo, un cinéaste sous influences. Mémoire de maîtrise d'études cinématographiques et audiovisuelles sous la direction de Jean-Paul Aubert. Université Paris VIII, 2004. http://batfredland.free.fr 
Christophe Champclaux, Tigres et dragons : les arts martiaux au cinéma de Tokyo à Hong Kong. Paris : Guy Trédaniel, 2000. 
Kent Jones, « Hollywood et la saga du numérique », Les Cahiers du cinéma, n° 537, juillet-août 1999. 
Keanu Reeves, « Ice is your friend : not so basic training » [La glace est votre amie (pendant l’entraînement Reeves s'allongeait régulièrement dans une baignoire remplie de glaces)] ; texte en ligne sur MatrixReloaded, notes de production, traduit du site officiel par le site code-matrix.net, 2003. 

jeudi 15 avril 2004

Manège à vide

Avec Manège à vide, Séverine Lombardo présente un tableau mouvant, dont les séquences se répètent inlassablement telle une mécanique continue. La musique originale composée par Andrzej Przybytkowski rappelle d’ailleurs la ritournelle d’une boîte à musique. Des duos et trios se forment et se déforment, tissant la chorégraphie minutieuse d’un désordre ambiant. Les couples s’échangent dans un imbroglio enivrant. Les danseurs se poussent et se repoussent comme sur un plateau mouvant sur lequel ils changeraient de place constamment. Parallèlement, des rythmes techno et hip hop perturbent les mélodies de violon, piano et accordéon qui se disloquent puis reviennent comme une rengaine récalcitrante. Les costumes renvoient d’une part à la conformité via un camaïeu gris qui uniformise les interprètes, et d’autre part à une notion d’intimité à travers les jupons et camisoles qui dépassent des tenues. Les tissus gris et opaques recouvrent l’individu tandis que les matières translucides le dévoile. Sous l’étiquette d’un groupe homogène, les individualités se démarquent.

Le plaisir du tournis

La chorégraphie s’organise dans un mouvement de spirale : « La terre tourne à une allure folle (…), le monde change et bouge (…), tout va vite autour de moi ». Les traversées, les sauts, les portés et les contrepoids s’enchaînent et se répètent. Les sept interprètes sont littéralement transportés par les flux et reflux du collectif : « Je me sens happée par ce flot mouvant ». Comme le jeu de toupie étourdissant d’une interprète lancée par ses camarades. Les actions du groupe orchestrées jusqu’alors sous une forme ludique se transforment en mouvements d’oppression. Le plaisir acidulé du tournis prend alors une saveur amère.

L’angoisse de la solitude


À travers cette fièvre du collectif, l’individu s’enivre de mouvement, se fond dans la masse, s’inscrit dans une communauté : « Je pourrais rester là, seule, immobile, mais je ressens cette urgence d’aller vite à mon tour ». Les uns sont ainsi transportés par la marée humaine tandis que les autres se noient dans la foule. Le groupe manipule l’individu, le dénude et parfois le dévaste. Quand le groupe disparaît, un être demeure, seul et perdu. Tour à tour, chaque interprète se livre à l’expérience de sa solitude. Déséquilibré et sans repère, il cherche le soutien des autres. Fragile, il marche à tâtons, les yeux fermés.

La soif de l’autre


Le contact tactile est le leitmotiv gestuel de la chorégraphie : les danseurs se serrent, se prennent par la main, se cajolent et s’enlacent. Comme des liens solidaires qui s’attachent et se détachent, les uns dépendant des autres. Le groupe représente ainsi un réseau de connexions : les contacts se multiplient et une toile organique se tisse et se détisse indéfiniment. L’autre apparaît comme une présence maternelle, rassurante, consolatrice. L’effusion exacerbée vient combler le manque, compenser l’absence et la peur du vide : « je me jette éperdument et toujours dans vos bras ». Sophie Des Gagné se bâfre de biscuits tout comme elle dévore ses partenaires. Le corps de l’autre est trituré comme une friandise déballée et mastiquée avec frénésie, pour satisfaire non pas un sentiment de faim mais un désir imminent : étancher le malaise de la solitude.

La répétition sempiternelle d’une expérience à deux se renouvelle comme un manège à vide : « je reproduis les mêmes erreurs ». Le besoin de l’autre comble le vide : « à la recherche de l’ultime vertige pour oublier, un peu plus, que je vais mourir seule un jour ». À l’heure de la communication, des réseaux, des connexions, des regroupements, des associations, n’y a-t-il plus aucune place pour l’individu ? La relation à l’autre peut devenir étouffante, aliénante et prendre le goût acide d’une pelure d’orange.

Manège à vide

Chorégraphie : Séverine Lombardo
Interprétation : Sophie Des Gagné, Catherina Farina, Frédéric Gagnon, Aurélie Galibourg, Barthélémy Glumineau, Julie Le Beuze, Élodie Lombardo
Direction d’interprètes : Myriam Tremblay
Costumes : Jullie Desrosiers
Vidéo : Pascal Normand
Musique originale : Andrzej Przybytkowski
Présenté par le Département de danse de l'UQÀM dans le cadre des spectacles étudiants libres du 14 au 17 avril 2004 20h à l’Agora de la danse - 840 Rue Cherrier à Montréal