vendredi 17 novembre 2000

Gynécée

La lumière envahit la scène et découvre trois silhouettes qui se détachent, de profil, sur un plateau nu. Trois femmes sont immobiles, debout. Doucement leurs visages tournent vers les spectateurs. Le public a pénétré dans l’intimité d’une alcôve exclusivement féminine. Nous sommes venus pour les voir et elles nous regardent. Fixement. Sans agressivité. Simplement. Calmement. Comme si c’était normal. Sans aucune espèce de familiarité, ni de provocation, pas même un jeu de séduction. Elles ne sont pas dans un rapport frontal, il n’y a pas de conflit. Plutôt de la distance. 

…Forger chez le danseur un positionnement mental et affectif qui le détache peu à peu de toute notion de représentation et de temporalité. Son temps n’est plus celui de l’action mais celui de la vie organique. Une sorte de nature essentielle.

Nacéra Belaza, “ Chère payée ”, Les Cahiers de L’étoile, n°6, décembre 1999, p. 3. 

Théâtre de la Cité Internationale © Antonin Pons Braley
Deux d’entre elles chutent, tombent, s’évanouissent dans l’espace. Mais Nacéra Belaza demeure debout. Elle continue de regarder le public. Impassible, elle reste de marbre. Cette sérénité nous glace, nous pétrifie. Puis, tranquillement, elle entame le mouvement. Sa chorégraphie est infiniment précise, posée, pieuse. Sur un chant arabe, les trois danseuses esquissent des gestes, comme des signes de croix à peine imprimés, qui effleurent à peine la peau. Nacéra Belaza choisit de suspendre le temps de la chorégraphie plutôt que de caler sa danse sur cette partition enivrante. Au lieu de s’engouffrer dans le rythme oriental de la musique, la chorégraphe prend le temps d’inscrire le moindre de ses mouvements, étire le moindre de ses silences. Des pauses qui s’éternisent. Nacéra Belaza ouvre les bras. Ils s’écartent sans force. Les paumes de mains légèrement tournées vers le sol, les coudes à peine fléchis, les doigts pendants. La tête inclinée. Aucun muscle n’est tendu. Une femme algérienne dans la position du Christ. 

“Aujourd’hui l’homme est encore trop faible pour supporter sa faiblesse, il doit devenir fort pour s’accepter vulnérable”. (…) J’ai cédé, j’ai lâché prise, je n’ai rien cherché, je me suis juste prostrée dans cet état de non-attente qui fait que les choses finalement arrivent entières, elles émergent intactes.

Nacéra Belaza, “ Texte autobiographique (suite) ”, dossier de la compagnie Jazz-Ame, 1997. 

La danse de Nacéra Belaza est empreinte de modération. Cette qualité de geste rend la chorégraphie particulièrement troublante. Tout est dans la retenue. Cette résistance à la démonstration et à la force musculaire souligne la maturité de la chorégraphe. 

Pour moi, la chorégraphie n’est surtout pas un assemblage d’éléments disparates constituant un discours, mais un élan vif qui happe sur sa trajectoire les balises dérisoires de l’intellectuel.

 Nacéra Belaza, “ Texte autobiographique… ”, notes au programme de la pièce Périr pour de bon, Salle Diderot à Reims, juin 1995. 
Théâtre de la Cité Internationale © Antonin Pons Braley
Découpée tel un montage cinématographique, la chorégraphie réitère certaines séquences. Comme une phrase leitmotiv dans un poème. Comme un refrain. Mais aussi comme une obsession. Nacéra Belaza détourne à nouveau son visage vers le public. Elle incline à nouveau sa tête vers le sol et écarte doucement les bras. De nouveau elle arche le buste et laisse tomber sa tête en arrière, les mains détendues sur ses cuisses, ses cheveux pendants dans le vide. Tous ces mouvements se répètent comme si rien dans la danse ne modifiait l’état de l’interprète. Ou plutôt comme si la danse permettait cette constance de calme et d’épanouissement. Un moment de volupté se prolonge. 

En émergeant à travers cette pleine confiance, la danse développe ses propres règles, ses propres lois, et inaugure ainsi une intelligibilité qui lui est propre, et que l’esprit n’a jusqu’ici admis que difficilement.

Nacéra Belaza, “ Texte autobiographique (suite) ”, op. cit.

Point de fuite (trio 20’)
Compagnie Jazzame
Chorégraphie : Nacéra Belaza
Interprètes : Nacéra Belaza, Dalila Belaza, Angélique Torres
Musique : Ebed Azrie
Création lumière : Frédéric Boileau
Création costumes : Carole Cheneval
Du 17 au 21 janvier 2000, Studio du CND, Maison des compagnies et des spectacles
Vendredi 28 janvier 2000, “ Voyage chorégraphique 2000 ”, Théâtre Paul Eluard de Bezons

http://cie-nacerabelaza.com

mercredi 13 septembre 2000

Le dernier Bip

Aller voir Marcel Marceau en spectacle, c’est comme assister à un concert de Ray Charles, Tina Turner ou Charles Trénet, c’est-à-dire : rencontrer une légende vivante. Et dire plus tard : « j’y étais, je l’ai vu ». Je croyais assister à un spectacle d’une autre époque, à quelque chose d’un peu naïf, protégé depuis tant d’années par une dose de naphtaline, à des numéros aseptisés où illusion d’optique rimerait avec bonne humeur. Démonstration d’une déconvenue enchanteresse.

Le génie et le talent du mime Marceau révèlent un sens aigu de l’observation. Tel un enquêteur zélé à qui aucun indice n’échappe, Marcel Marceau brosse l’humanité jusque dans ses moindres détails. Avec, pour unique maquillage, le visage peint en blanc, le corps du vieux mime se métamorphose sous nos yeux aussi bien en garnement qu’en vendeur de glace alléché par le gain, en femme enceinte, en jeune galant, en juge emplâtré sous sa perruque et sa robe amidonnées, ou encore en jeune maman étrennant sa poussette neuve et son beau bébé. Les situations sont impressionnantes de réalisme : tel un chercheur scientifique, le mime a disséqué tous les moteurs du corps humain. La dextérité avec laquelle il passe de l’un à l’autre est déconcertante. Le chien invisible qui dicte la promenade de son maître semble incroyablement vivant.

Quelques bâillements s’étirent dans la salle bondée de l’Olympia, exceptionnellement plongée dans un silence absolu à l’occasion des Adieux de Bip. Alors que chaque numéro compte une bonne dizaine de minutes, l’un d’eux se distingue par sa brièveté : en effet, il ne dure qu’une poignée de secondes. Quelques secondes avant l’entracte. Autrement dit : pile au moment où certains pouvaient justement commencer à trouver le temps long... Ce parti pris sur la durée revêt tout son sens avec l’intitulé du passage : « Adolescence, maturité, vieillesse et mort ». C’est d’ailleurs le seul titre du spectacle qui exprime un déroulement implicite. Le spectateur anticipe ainsi un début, un milieu et une fin, clairement identifiés par l’énoncé. Néanmoins, cette attente est déjouée par la rapidité inattendue du développement. Le dénouement tombe aussi sec que la lame d’une guillotine. Au lieu de suspendre, prolonger indéfiniment, éterniser le temps, Marcel Marceau a choisi de le représenter dans la rapidité fulgurante qui le caractérise. Le spectateur se plaint de ne pas avoir pu saisir les subtils glissements entre l’adolescence et la mort, via les étapes pourtant annoncées de la maturité et de la vieillesse… jusqu’à se rendre compte combien on peine soi-même à les cerner dans la vie.

À 77 ans, le mime Marceau teinte ainsi ses premiers adieux d’un amer constat. Les Adieux de Bip sont marqués par l’idée de la fin, de la mort : l’accusé du « Tribunal » est lynché, le dictateur mis en scène dans l’allégorie de « L’Oiseauleur » finit derrière les barreaux, le pickpocket est étranglé par ses propres mains et enfin, même dans la sérénité du « Jardin public », les fantômes surgissent des bosquets.

Tout au long du spectacle, le plaisir du spectateur réside pour une grande part à « trouver », comme s’il s’agissait d’une devinette, l’objet mimé. Dans cet art muet, pas une parole nous aide (sauf quand votre voisine de derrière prend un malin plaisir à vous abonner gratuitement à son sous-titrage maison et à proclamer, dès qu’elle l’a découvert, à quoi fait référence la scène mimée). Seul l’imaginaire permet de se « connecter » au spectacle. Cela devient alors un bonheur incommensurable que de re-composer la scène qui se déroule sous vos yeux, de reconstituer le puzzle, de reconnaître une attitude, enfin, de se sentir complice, de communier un moment avec l’artiste. Il en est de même pour ce dernier quand, dans le silence de ses gestes, il sent la salle frémir en un même élan.

Pour plus d’informations sur l’artiste, consulter le livre CDRom Mime Marcel Marceau de V. Bochenek, aux éditions : Somogy, 1997. Il rassemble des interviews du mime ainsi que de très belles photographies. On peut directement écouter le Maître sur le CDRom en français et en anglais. Ou encore : Marcel Marceau maître mime de Ben Martin chez Denoël.

samedi 15 juillet 2000

Inclassable Blanca Li

À la fois chorégraphe, gymnaste, flamenca, actrice, danseuse, acrobate, chanteuse et humoriste, Blanca Li a plus d'une corde à son arc, plus d'un tour dans son sac. Elle monte les chorégraphies pour des films tels que Gazon Maudit ou Nettoyage à sec et a tenu l'affiche tout l’hiver au Théâtre National de Chaillot pour un « one woman show » intitulé Zap! Zap! Zap! Dans ce spectacle écrit par Christophe Alévêque, elle incarnait tour à tour divers personnages : numéros d'acrobatie suspendue par des tissus, démonstrations de danses traditionnelles (Bretagne, Andalousie), variations de GRS, satires de la variété, solo de pointes classiques, parodie de danse contemporaine, caricature de cantatrice...


Pour le festival Paris Quartier d'été, elle recrée Nana et Lila. Ce spectacle l'avait révélé en France en 1993 au Festival Off d'Avignon. Dans cette pièce, la chorégraphe Andalouse propose un flamenco moderne, épuré du pittoresque et remanié par une écriture qui nous emmène dans un univers poétique particulier à l'esthétique contemporaine. Dynamique et énergique, la danse de Blanca Li est marquée par l’Espagne. Non pas une Espagne de carte postale, réduite aux castagnettes et à la paella, mais une Espagne actuelle et vivante. Pour ce spectacle, Blanca Li s'inspire également des danses marocaines (les « Lilas » sont des nuits cérémonielles de transe). Cinq musiciens marocains accompagnent sur scène les danseuses au son du sintir, des crotales, du chant et du tambour. Leur groupe, Gnawa Halwa, a enregistré un CD en 1993 intitulé : Rhabaouine. La chorégraphe mêle ainsi le folklore andalou, aux racines gitanes et orientales, avec la musique « Gnawa » (dont l'origine mythique se situe au Soudan et au Mali et qui se pratique au Maroc, en particulier à Marrakech).

Tant au niveau musical qu’au niveau chorégraphique, Nana et Lila confronte la maîtrise, la concentration et la retenue très intérieure, très dure du flamenco, avec l'explosion des transes, incontrôlables et jaillissantes. D’ailleurs, pour Blanca Li, les scènes de transes résonnent étrangement avec le flamenco : « C'était le même épanchement spontané et massif d'énergie émotionnelle accumulée que j'avais vécu sur scène en dansant le flamenco, mais dans un contexte totalement différent. (…) Les gitans, en étroite et fortuite collaboration avec les morisques, ont été les artisans de cette transmutation des fonds orientaux et juifs dans le flamenco » (Blanca Li, plaquette du spectacle Nana et Lila). 

Nana et Lila, du mercredi 2 au vendredi 4 août 2000 à 22 heures,
Cour d’Orléans, métro Palais-Royal.


Chorégraphie de Blanca Li pour le clip de Daft Punk "Around the World" :


Site internet : www.blancali.com

Decouflé le touche à tout

Adepte de cirque, de théâtre, de danse et de cinéma, Philippe Decouflé a été invité à investir le Jardin des Tuileries. Après avoir chorégraphié de nombreux spots publicitaires, notamment Perrier, Polaroïd, ainsi que la campagne publicitaire pour la nouvelle numérotation à dix chiffres de France Telecom en 1996, des millions de téléspectateurs ont découvert, cet hiver, ses créatures encadrer les pauses publicitaires pour les jingles de France Télévision. Minutieux maître de ballet, metteur en scène maniaque à la rigueur mathématique, Philippe Decouflé s’ingénie à inventer des machineries abracadabrantes : poulies, chausses trappes, trompes l’œil et systèmes élastiques ébranlent la vision du spectateur, dérouté, émerveillé, embarqué dans un univers burlesque, surréaliste et onirique.

Pour Triton, comme pour la cérémonie des Jeux Olympiques d’hiver en 1992 à Albertville (Savoie), Philippe Decouflé convoque sur scène tous les arts du cirque et les associe au théâtre et à la danse. Les saynètes se succèdent pour donner des numéros aux références décalées, parodiques et humoristiques. Chacun son tour vient livrer son histoire, se raconter, suivant sa personnalité propre. Ce spectacle, créé en 1990 pour le Festival d'Avignon, a voyagé dans le monde entier, notamment lors d’une grande tournée de quatre mois en Amérique latine.

Une deuxième version avait été recréée en 1998 à Saint-Denis pour accueillir la coupe du monde de football. Cette deuxième version réunissait une nouvelle équipe d'interprètes et s’était enrichie des Petites Tritures : des attractions, inspirées de l'esprit des fêtes foraines, qui se déroulaient à l'extérieur, tout autour du chapiteau, une heure avant et après la représentation. La nouvelle adaptation, Triton 2 ter, est à découvrir aux Jardins des Tuileries : « Triton est un satellite de Neptune. C'est la seule planète du système solaire qui tourne à l'envers (...). Triton est également un grand mollusque gastéropode. Triton est en outre le noyau de l'atome de Tritium » (Philippe Decouflé, texte de présentation pour Triton 2 ter, site internet de la compagnie DCA).
Triton 2 Ter
spectacle de la compagnie DCA mis en scène par Philippe Decouflé
du 18 juillet au 5 août à 22 h
- Métro Concorde ou Tuileries - Plein air 

Vidéo du Petit Bal Perdu
chorégraphié par Philippe Decouflé

Interprètes : Philippe Decouflé et Pascal Houbin





Le site de la compagnie « Decouflé & Complices Associés » :

dimanche 2 juillet 2000

L'été parisien : sous les pavés, la plage...

Alors que l’été les festivals attirent les foules sur les côtes – jazz à Juan-les-Pins et à Marciac, art lyrique à Aix-en-Provence, musique et danse à Montpellier et à Marseille, théâtre en Avignon –, Paris fut longtemps réputée pour demeurer vide pendant les deux mois d’été. La plus belle ville du monde devenait ainsi chaque année un désert particulièrement aride : théâtres fermés, la culture hibernait. En effet, quel intérêt de s’enfermer en plein mois d’août dans des salles cloisonnées, rarement équipées de la climatisation ? Le festival « Paris Quartier d’été », organisé à l’initiative du Ministère de la Culture en 1990, a ainsi entrepris un projet périlleux.

Les dix ans du festival Paris Quartier d’été
Depuis désormais dix ans, la capitale vibre et les festivaliers découvrent certains quartiers méconnus. Des scènes installées en plein air parsèment les jardins, parcs et lieux mythiques de la ville : Vincennes, le Centre Georges Pompidou, le Jardin des Tuileries, l’Opéra Garnier, le Jardin du Luxembourg, le Palais-Royal… Tous ces espaces sont investis au service du spectacle et de l’été. Se balader entre les colonnes de Buren éclairées par le clair de lune, gambader la nuit au parc de la Villette, veiller jusqu’à l’aube sous la grande Arche de la Défense sont autant d’occasions de découvrir Paris sous un autre jour, autant de facettes inexplorées de la ville. Cinéma, concerts, théâtre, conte, danse et musées se partagent le beau rôle pour s’ouvrir à un public le plus large grâce à la gratuité ou aux tarifs exceptionnels. Par ailleurs, le cinéma en plein air de la Villette se met en place dès 1992 grâce à l’initiative du festival Paris Quartier d’été.

Depuis la naissance de cette entreprise, le festival attire de plus en plus de spectateurs, mais également, de plus en plus d’artistes. Au bout de trois ans, 50 000 personnes assistaient sous l’Arche de la Défense au Requiem de Verdi interprété par l’Orchestre de Paris et les Churs de Riga. L’année d’après, en 1994, le parvis de la Défense comptait 70 000 spectateurs. Au final, 110 000 spectateurs comptés en 1996 et 125 000 recensés en 1999 (Chiffres recueillis sur le site de « Paris Quartier d’été »). 

Le choix des artistes et des spectacles se caractérise par l’éclectisme : d’Yvette Horner à la Mano Negra en 1991, des danses berbères au butoh (Kazuo Ohno dans les jardins du Palais-Royal en 1994), de la danse classique avec les Ballets de Monte Carlo en 1996 à la « nouvelle danse » de Philippe Decouflé en 2000, en passant par la danse contemporaine avec Merce Cunningham en 1995 et la danse hip hop avec Käfig en 1999, des Marionnettes sur eau du Vietnam en 1996 aux concerts d’orgue en 2000. 

Philippe Decouflé et Blanca Li sont deux chorégraphes contemporains invités pour le Festival Paris Quartier d’été. Bien qu’ayant suivi des formations rigoureuses (Alwin Nikolaïs et Merce Cunningham pour l’un, Martha Graham et Alvin Ailey pour l’autre), ils possèdent néanmoins le goût de sortir des cadres, de confronter leur pratique aux autres techniques et, enfin, de surprendre le public en se lançant toujours dans de nouvelles aventures. Tous deux, en effet, ne se contentent pas de monter des spectacles mais investissent également le cinéma, le café-théâtre, les cérémonies officielles, la télévision, les défilés… Deux de leurs premières créations (présentées au Festival d'Avignon en 1990 pour Philippe Decouflé et 1993 pour Blanca Li, et spécialement réadaptées pour l’occasion) sont à (re)découvrir cette année au Festival Paris Quartier d'été. 

D’autres spectacles sont à découvrir à travers la ville, ainsi que de nombreux concerts, de l’opéra, du théâtre, des contes et du cinéma.

Site internet : www.quartierdete.com